Ressassée à volonté, mêlée à toutes les sauces, galvaudée à souhait, cette expression qu'on a choisie pour qualifier le gouvernement de transition renvoie à l'une de ces notions-leurres qui servent de bel emballage à toutes les illusions et ouvrent la voie à tous les abus. A la limite, tout mot, tout terme peut être manipulé ou dévoyé pour peu qu'on ne prenne pas la précaution de le définir pour les besoins du contexte spécifique où il est utilisé, même lorsqu'il existe une définition connue et généralement admise dans les dictionnaires ou les lexiques spécialisés. Mais, cette nécessité devient impérative, voire salutaire, dans le cas des termes forgés dans des contextes fortement marqués par des considérations idéologiques et dont, le plus souvent, aucun dictionnaire commun de la langue ni lexique ne risque de vous fournir une définition qui puisse servir de clé de déchiffrage ou de base pour une acception consensuelle.
Comme je l'écrivais dans un précédent article, : "Le peuple qui s'est soulevé (...) était uni dans ce soulèvement et unanime sur ce dont il ne voulait plus. Or, maintenant, il s'agit de définir ce qu'il veut et, là-dessus, impossible d'avoir l'unanimité ou d'aspirer à une quelconque unité." Indépendamment de la perspective dans laquelle on se place et du courant d'idées qu'on adopte, le concept de nation renvoie inévitablement à une entité abstraite qui ne correspond à aucune réalité concrète en tant que telle. Au-delà d'un vécu commun dans une période donnée de l'histoire et d'un socle plus ou moins solide fait d'un certain nombre de traits à la fois géographiques, économiques, culturels et politiques dont la durabilité et la stabilité sont variables, il y a une multitude d'éléments constitutifs et une incroyable variété de statuts, d'intérêts, d'ancrages et de perceptions, de sorte qu'il importe en toute circonstance de prendre soin de donner un contenu à ce qu'on veut entendre par ce vocable. Or, si cela est simplement souhaitable ou conseillé en temps normal de stabilité et d'harmonie, il devient indispensable, voire vital, dans les périodes troubles de changements importants.
Au jour d'aujourd'hui, plutôt que de mystifier son monde en parlant d'unité nationale, il importe de chercher à définir les éléments communs qui font l'unanimité et autour desquels on peut unir les tunisiens. En fait, pour revenir à la formule précédemment utilisée que j'ai rappelée plus haut, essayons tout d'abord de voir quel est cet objet de leur colère qui a uni les tunisiens dans leur soulèvement et dont il apparaît aujourd'hui clair qu'ils ne veulent plus du tout ? Est-ce la personne de monsieur Ben Ali lui-même, sa famille, son parti ou (tous ou certains de) ses collaborateurs ou bien une gestion et un mode de gouvernement déterminés que ces individus ou ces groupes ont personnifiés ? En répondant à cette question, on saura aisément si le départ de monsieur Ben Ali seul ou avec quelques membres de sa famille peut suffire à contenter le peuple comme on saura si l'on peut reprendre les mêmes et recommencer ou encore si l'on peut raisonnablement garder Ghannouchi, Mebazaa, Jegham ou autre avec ou sans leurs cartes du RCD. Je n'ai pas moi-même à apporter une réponse car ce n'est pas le but de l'exercice, ma réponse ayant peu d'importance, mais c'est bien celle de la rue qui compte et une bonne partie de cette dernière a déjà répondu. Il en est de même pour les structures actuelles imbriquées et enchevêtrées du parti-état ainsi que du dispositif juridique qui chapeaute tout l'édifice.
Toujours est-il qu'aussi importantes qu'elles puissent être, les réponses à ces questions ne résolvent qu'une partie du problème et l'on ne sera pas au bout de nos peines tant qu'on ne se sera pas attaqué à l'autre volet, au moins aussi important. 0n ne peut en effet se contenter de chercher à savoir qu'est-ce que les tunisiens ne sont plus disposés à souffrir un seul instant, après l'avoir supporté pendant des décennies, sans essayer en même temps de voir quels principes et quels objectifs sont susceptibles de gagner leur adhésion à tous ou, du moins, celle de la plus vaste majorité possible d'entre eux.
Peut-il s'agir par exemple de la reconnaissances de tous les partis politiques existants ou supposés ou de la liberté de constituer autant de partis qu'on veut et d'organiser des élections libres entre les différents partis ainsi créés ou encore du "retour aux sources de l'islam" ? Sans en être tout à fait certain, je me hasarderai à avancer qu'en essayant de répondre à ces questions et en mettant à l'épreuve quelques unes des réponses possibles à l'instar des exemples que j'ai évoqués, il sera peut-être plus facile de savoir lesquelles de ces réponses ne sont pas bonnes du tout en ce sens que, même si elles peuvent recueillir l'adhésion d'une frange plus ou moins importante de la population, elles ne sauraient en aucun cas faire l'unanimité ni même avoir l'aval de la plus grande majorité et lesquelles, au contraire, peuvent fournir les bases d'un large consensus.
A partir de là, on pourra, alors, mettre au point un programme de gouvernement réaliste et réalisable et constituer le gouvernement en question qui ne sera peut-être pas accepté de gaieté de coeur par tout un chacun, mais, au moins, ne risquera pas d'être rejeté en bloc et ne devrait pas avoir trop de mal à gagner le respect de tous.
Si toutes les parties en présence daignaient admettre un tel raisonnement et prenaient la peine de se prêter à un tel exercice, alors peut-être commencerait-on à voir le bout du tunnel et pourrait-on se mettre, enfin, au travail. Il serait grand temps car il y a bien du pain sur la planche.
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