Précision

Ce que que vous lisez ici, ce sont mes impressions, parfois à chaud, basées sur ma connaissance de l'histoire du pays, de sa situation présente et sur ma culture générale, toutes étant forcément limitées et, en tout cas, relatives. Ces réflexions n'engagent que ma personne, ne représentent aucun parti ou groupe organisé et ne se rapportent à aucun projet politique établi. Ce sont les simples réflexions d'un citoyen intéressé au devenir de son pays et concerné par le sort de son peuple qui voudrait apporter quelque chose à l'un et à l'autre, mais qui n'a rien d'autre à offrir à part ces cogitations.

Monday, February 6, 2012

L'intéressant cas de M. Chourou 2 : le texte, rien que le texte

 Suite et fin
La première partie se trouve ici.

Je crois avoir démontré dans la première partie de cet article de manière suffisamment convaincante que le recours à l'argument du contexte entendu au sens de circonstances extrinsèques au texte proprement dit est vain, d'abord parce que la détermination de ces circonstances n'est jamais assurée et l'on a vu qu'elle est loin de l'être dans le cas des versets cités du chapitre V pour lesquels une circonstance de la révélation (سبب النّزول) a bien été relatée par les commentateurs. Alors, qu'en serait-il pour tous les autres versets pour lesquels aucune circonstance de la révélation n'a été documentée et qui forment l'écrasante majorité du corpus coranique ! Cet argument du contexte est d'autant moins recevable aux yeux de tout croyant qui se respecte pour qui le Coran n'a rien d'un texte de circonstance et il est, au contraire, un texte à portée absolue qui n'a que faire des considérations d'histoire et de géographie. Ce n'est point un hasard si l'une des règles fondamentales de la philosophie du droit musulman dénommée "fondements du fiqh" (أصول الفقه) est : "Ce qui fait foi, c'est le caractère général de l'énoncé et non la spécificité de la circonstance." (العبرة بعموم اللّفظ لا بخصوص السّبب).
Certes, on peut toujours critiquer l'usage que M. Chourou fait des versets cités en lui faisant remarquer, par exemple, que si les versets en question indiquent le châtiment à appliquer à une certaine catégorie de gens, rien dans ces mêmes versets ni ailleurs ne permet d’identifier ceux qui organisent des sit-in, des grèves ou d'autres formes d'arrêt de travail et qui bloquent les routes aux groupes définis dans le texte coranique comme "ceux qui combattent Dieu et son Apôtre, et qui emploient toutes leurs forces à com­mettre des désordres sur la terre". Pour que l'extrapolation opérée par M. Chourou soit recevable, il faudrait démontrer que la description du verset s'applique parfaitement aux groupes visés dans son intervention. Pour ce faire, il faudrait être en mesure de prouver qu'en faisant ce qu'ils font, ces derniers combattent Dieu et son Apôtre ou Allah et son Messager, ce qui est loin d'être dit. En fait, il n'est même pas sûr qu'ils le font juste pour contrarier le gouvernement actuel qui est essentiellement celui d'Ennahdha puisqu'on sait que les grèves et sit-ins en question n'ont jamais cessé depuis le premier gouvernement de M. Ghannouchi et tout au long du mandat de celui de M. Essebsi. Quand bien même, on réussirait à prouver le contraire, à notre connaissance, M. Marzouki n'est pas Dieu, pas plus que M. Jebali n'est son Apôtre...!
Une telle critique serait tout à fait justifiée et pourrait même être plus efficace que celle qui chercherait à faire valoir le fait que le "contexte" dans lequel les versets concernés ont été révélés est différent du contexte présent en Tunisie. Elle aurait en tout cas plus de chances d'être admissible, y compris auprès des croyants parce qu'elle s'appuie sur le "contexte" par excellence au sens littéral du terme, c'est-à-dire le cadre textuel immédiat dans lequel les versets s'insèrent, et non le "para-texte" ou "méta-texte" de la circonstance historique. Néanmoins, aussi efficace soit-elle, cette critique a ses limites. Il faut d'abord se rappeler que la pratique de l'analogie par projection et transposition, M. Chourou et ses semblables en font un choix délibéré et éventuellement systématique qu'ils appliquent y compris à l'histoire même, comme on va le voir à travers une autre déclaration. Mais le problème est ailleurs ou, plutôt, une autre position est possible voire même nécessaire pour qui n'est pas tenu par les limites qu'impose la foi. Car, autrement, ci ce n'est celui-là dans le cas qui nous préoccupe, il y aurait toujours un autre contexte où les horribles peines décrites dans le verset 33 seraient applicables comme il y aurait sûrement d'autres peines ou simplement d'autres principes que nous pauvres mortels estimons inadmissibles et dont on pourrait prouver plus ou moins difficilement qu'ils sont tout à fait appropriés pour tel contexte. La question, dès lors, ne serait plus "Qui vous dit que l'expression "ceux qui combattent Dieu et son Apôtre" s'applique aux manifestants, grévistes et sit-inneurs tunisiens en l'année de grâce 2011-2012 ?" ou encore "D'où tenez-vous l'autorité interprétative qui vous permet d'opérer une telle extrapolation ?", mais bien "Quel crime si ignoble, si odieux soit-il, justifierait un traitement aussi horrible que celui décrit ?" à laquelle il faut tout de suite ajouter la réponse suivante : Aucun. Il ne s'agirait, en effet, plus de savoir si le châtiment décrit est ou non applicable à tel ou tel individu ou groupe d'individus ou à celui ou ceux qui commettent tel ou tel acte, mais que ce châtiment ne doit même pas être mentionné ici et maintenant, dans nos contrées et à l'époque où nous vivons parce qu'inhumain et pire que le pire des crimes qu'il est censé sanctionner et qu'il en va de même de la flagellation, de la lapidation et de l'amputation des membres. Il faut avoir le courage de clamer haut et fort la prééminence de certaines valeurs et certains principes devenus universels sur tout précepte ou corps de règles, fût-il de nature sacrée pour certains et effectivement d'origine divine ou supposé comme tel. Cette position est la position minimum indispensable que devraient adopter tous ceux qui prétendent faire barrage à la barbarie. Autrement, les amis "modérés" de monsieur Chourou vous diront qu'ils vous font déjà une belle fleur en n'entendant pas appliquer le châtiment décrit à la lettre et en "se contentant" d'appliquer des formes moins spectaculaires de manière sélective à ces apostats fauteurs de troubles qui osent s’opposer à Dieu et à son Apôtre (entendez au gouvernement d'Ennahdha) et semer le désordre sur terre.
On ne sait pas de science certaine pourquoi tel groupe de travailleurs fait grève, tel autre organise un sit -in ou tente de paralyser la circulation et tel troisième brûle une municipalité ou un poste de police. Leurs raisons et leurs motivations peuvent être aussi diverses que leurs actes. Il n'est pas du tout à exclure que ces motivations soient pernicieuses dans certains cas. Dans d'autres cas, même si les motivations sont de bonne foi et partent de préoccupations et de revendications légitimes, cela ne justifie pas nécessairement leurs actions quand celles-ci dépassent le cadre de la protestation et la revendication pacifiques et, à plus forte raison, quand elles portent du tort à des tiers, qu'il s'agisse d'autres groupes non concernés ou de l'ensemble de la société ou de la nation (si tant est que des entités universalisantes du type "la société", "la nation", "le pays" ou "le peuple" sont faciles à définir sans risque de manipulation). Seulement, il y a des structures pour instruire chacun de ces cas et des lois qui définissent la manière de les sanctionner en cas de faute avérée ou d'agissement mal-intentionné. Le cas échéant, les agissements en question peuvent être empêchés, y compris par le recours à la force, pourvu qu'il s'agisse d'une force organisée, réglementée et que ses modalités et les circonstances et les limites de son usage soient définies par la loi et soumises au contrôle des institutions, de même que les auteurs de ces agissements sont passibles de poursuites et de sanctions qui peuvent inclure la privation de liberté, le paiement d'amendes, mais pas la crucifixion ou l'amputation des membres opposés ! Que je sache, les tunisiens ont peut-être choisi de donner à M. Chourou et ses amis un certain nombre de sièges au sein de l'assemblée constituante plus important que celui donné à n'importe quel autre groupement politique. Mais, ils n'ont pas choisi d'être gouvernés par la Charia. Pas encore ! Cela pourrait arriver un jour. L'impossible n'est pas tunisien ! Mais, jusqu'à ce que cela se produise, il n'est pas question d'aller chercher la définition des crimes, la manière de prouver la culpabilité de ceux qui les commettent et les sanctions à leur appliquer dans le Coran, le Hadîth, le recueil des avis ou sentences de tel ou tel cheikh ou imam ou n'importe quel autre texte, qu'il fût sacré ou profane, qui ne relève du choix des gens par le biais des institutions qui les représentent.
La position que je viens de développer peut ne pas plaire à tout le monde. Elle peut même être dangereuse ; on a vu des penseurs, des journalistes ou de simples citoyens s'exposer à des actes de violence et à toute sorte d'intimidations et d'agressions quand il ne font pas simplement l'objet d'une condamnation à mort pour moins que ça. Elle peut aussi paraître manquer de réalisme politique parce que heurtant "la sensibilité d'une société arabo-musulmane" ou en termes plus clairs faire courir le risque à nos fins tactico-politiciens de perdre des voix auprès de l'électorat (l'expérience la plus récente montre qu'il vont les perdre de toute façon, quoi qu'ils fassent sur ce plan ; inutile d'essayer d'offrir au "peuple" de faux islamistes ou islamisants quand il a les originaux à portée de main !). Mais, elle a au moins le mérite de la clarté et de prendre la juste mesure du problème et des enjeux qui sont, croyez-moi de taille !
Dites-vous bien que, dans la tête de M. Chourou, les choses sont bien claires ! La citation du chapitre V n'est ni un abus de langage ni un effet de style ni encore moins un lapsus linguae. Dans une autre déclaration signalée par Boukornine dans son article pré-cité, le même M. Chourou décrivait la phase actuelle comme étant celle de la trêve de Hudaybiya.

Cette séquence est fort intéressante également pour "l'analyse" que fait M. Chourou des récents événements. La victoire du 14 janvier est l’œuvre de Dieu tout seul qu'il a offerte à ses fidèles serviteurs, les gens d'Ennahdha et peut-être leurs frères salafistes et ceux de Hizbi-t-tahrîr (inutile donc d'essayer de lui dire que si lui et ses frères ont pu enfin voir la lumière du jour après vingt ans de cachot et des tortures qui sans approcher en atrocité le traitement décrit dans le verset d'al-mâ'ida auront certainement été des plus dures à supporter et que s'il est passé en un an du statut de prisonnier desperado au siège de l'assemblée constituante comme d'autres frères sont passés d'une condition semblable ou comparable aux fauteuils de ministres, c'est justement grâce à des manifestants, des grévistes et des sit inneurs pareils à ceux qu'il veut faire crucifier) à l'exclusion de tout autre intrus. Seulement, c'est une victoire partielle qui a d'abord consisté à chasser leur ennemi juré, le dictateur déchu, à leur offrir la liberté et la possibilité de se retrouver entre eux et de "propager l'appel" en attendant que la conquête soit complète et la victoire totale. Cependant, il était dans leur intérêt et celui de leur cause d'opter pour un compromis à la Hudaybiya.
Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire musulmane, l'accord qui porte ce nom était un accord conclu en l'an 6 de l'hégire entre le prophète et ses adeptes d'une part et les païens de Quraysh de l'autre et en vertu duquel les premiers acceptaient notamment de renoncer à entrer à la Mecque pour y effectuer le "petit pèlerinage" ou 'umra, comme ils en avaient originellement l'intention, et de revenir à Médine, à condition qu'ils puissent revenir l'année d'après et le faire sans opposition, ce qu'ils firent bien et purent y installer triomphalement leur pouvoir peu après (l'accord contenait d'autres dispositions telles que la cessation de toute hostilité guerrière et le renvoi par Muhammad des femmes, des esclaves et des mineurs qui l'ont rejoint et se sont converti à l'Islam sans l'autorisation de qui de droit)... Le parallèle peut paraître grotesque et tout à fait inapproprié aux yeux du commun des mortels, mais il n'en est pas moins fort instructif sur le fond de la pensée des islamistes d'Ennahdha dont M. Chourou n'est pas un simple militant de base, mais l'un des chefs historiques au même titre que MM. Ghannouchi, Jebali et Laraïedh. Or que nous apprend ce parallèle ? Que les membres d'Ennahdha, comme les combattants musulmans partisans de Muhammad, représentent à eux seuls l'ensemble de la communauté des croyants face à une communauté plus large qui leur est hostile et qui est constituée essentiellement de mécréants (entendez le reste de la société tunisienne avec ses différentes sensibilités représentées par les différents mouvements et partis politiques et instances civiles) ; que face à de telles circonstances, les premiers cités ont été obligés, pour des raisons tactiques, donc provisoires, de composer avec leurs ennemis et de transiger sur un certain nombre de questions (acceptation de la règle du jeu démocratique, adhésion affichée à un certain nombre de valeurs et de principes dit républicains...) en attendant de pouvoir revenir à la charge dans des circonstances et avec un rapport de force plus favorables en vue de soumettre tous les mécréants et d'asseoir l'état islamique pur. En poursuivant la même démarche analogique, on pourrait ajouter sans risque d'exagération que la coalition avec le CPR et le PDP est comme l'alliance du prophète avec les juifs de Médine des Bani Quraydha et Bani-n-nadhir dont il savait pertinemment combien ils étaient hypocrites et peu fiables et leurs intentions suspectes mais dont il avait besoin pour renforcer ses rangs lors des débuts délicats de la communauté naissante et de son jeune "état" en formation et dont il n'allait pas hésiter à se séparer le moment venu...
A bon entendeur !
PS. Même si la déclaration de M. Samir Dilou, entre autres, ministre des droits de l'homme et de la justice transitoire, au sujet des propos de M. Chourou selon laquelle "la citation de versets du Coran n'est pas un délit dans ce pays", à ce qu'il sache, et ces propos relèvent de "la liberté d'expression" a provoqué chez-moi un accès d'hilarité irrésistible, je n'ose pas imaginer le sentiment de monsieur Dilou lui-même en écoutant les propos de son grand frère Chourou ou celui de ce dernier en pensant au titre de M. Dilou au sein du gouvernement. Mon petit doigt me dit qu'il devait lui aussi rire sous cape.

L'intéressant cas de monsieur Chourou 1 : Texte et contexte

 Ce texte est dédié à un ami cher qui se reconnaîtra.

C'est la réplique d'un lecteur avisé (apparemment plus avisé que moi en tout cas) à un commentaire que j'avais posté en réaction à un article d'un blogueur connu et respecté que j'ai été amené à rompre mon silence pour écrire le présent article. Si je n'écris plus beaucoup dans ce blog, c'est que j'ai l'impression qu'en le faisant, je cours un risque élevé de me répéter et que je n'aime pas trop ressasser les mêmes positions et les mêmes idées (d'où mon manque de réaction à l'appel du premier ministre sortant par exemple). Je sais qu'il n'est pas très intelligent de céder à la provocation pour se retrouver à enfoncer des portes ouvertes (par soi-même) sans parler des risques collatéraux comme celui de voir grossir la liste de ses ennemis ou de se retrouver sur une liste noire de personnes à éliminer. Mais tant pis !
Tout le monde est au courant de la déclaration de M. Chourou en séance plénière de l'assemblée constituante qui a soulevé un tollé général et a suscité le flot habituel de protestations d'un côté et d'explications et de justifications de l'autre. Pour ceux qui ne le connaissent pas, M. Chourou est un cadre d'Ennahdha qui a tiré vingt ans de prison sous le régime déchu et qui a retrouvé la liberté à la faveur des événements de l'hiver passé. Dans la déclaration en question, il a cité des versets coraniques pour indiquer le traitement qui doit être réservé à ceux qui organisent des grèves, des sit-in ou bloquent des routes à l'appui de leurs revendications. Or, ce qui est remarquable dans les réactions de tout bord, des adversaires comme des amis, c'est que les uns comme les autres se sont entendus pour évoquer des considérations de...contexte, les uns reprochant à l'auteur de cette malheureuse intervention d'avoir repris une citation du Coran "sortie de son contexte", les autres  reprochant au contraire aux premiers d'avoir pris a parti le pauvre homme pour un discours "sorti de son contexte" !
Mais voyons d'abord ce que disent les versets en question ! Il s'agit des versets 33 et 34 du chapitre V (Sourate de la Table). En voici d'abord le texte original :

 إِنَّمَا جَزَاء الَّذِينَ يُحَارِبُونَ اللّهَ وَرَسُولَهُ وَيَسْعَوْنَ فِي الأَرْضِ فَسَادًا أَن يُقَتَّلُواْ أَوْ يُصَلَّبُواْ أَوْ تُقَطَّعَ أَيْدِيهِمْ وَأَرْجُلُهُم مِّنْ خِلافٍ أَوْ يُنفَوْاْ مِنَ الأَرْضِ ذَلِكَ لَهُمْ خِزْيٌ فِي الدُّنْيَا وَلَهُمْ فِي الآخِرَةِ عَذَابٌ عَظِيمٌ (33) إِلاَّ الَّذِينَ تَابُواْ مِن قَبْلِ أَن تَقْدِرُواْ عَلَيْهِمْ فَاعْلَمُواْ أَنَّ اللّهَ غَفُورٌ رَّحِيمٌ (34)


Et voici la traduction française dans la version de Kazimirski (il donne une numérotation différente des versets, probablement parce qu'il en est ainsi dans l'édition utilisée dans sa traduction) :
37.Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son Apôtre, et qui emploient toutes leurs forces à com­mettre des désordres sur la terre : vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix ; vous leur couperez les mains et les pieds alternés ; ils seront chassés de leur pays. L'ignominie les couvrira dans ce monde, et un châtiment cruel dans l'autre.
38. Sauf ceux qui se seront repentis avant que vous les ayez vaincus ; car sachez que Dieu est indulgent et miséricordieux.
Pour comparaison, voici la traduction de Muhammad Hamidullah dans sa version "révisée" publiée par le Complexe du Roi Fahd pour l'Impression du Saint Coran  :
 33.La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s'efforcent de semer la corruption sur la terre, c'est qu'ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leurs mains et leurs jambes opposées, ou qu'ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l'ignominie ici-bas ; et dans l'au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment.
34. excepté ceux qui se sont repentis avant de tomber en votre pouvoir : sachez qu'alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux.
Ces deux traductions l'une par un orientaliste renommé et respecté, l'autre par un musulman érudit, publiée qui plus est par une institution officielle, ne sont données ici qu'à titre indicatif pour les lecteurs non arabophones. Comme toutes les traductions en général et a fortiori celles du Coran (comme en témoignent leurs différences), elles ne manquent pas de poser un certain nombre de problèmes dont certains ne sont que le prolongement des problèmes d'interprétation du texte dans sa version originale qui se sont posés aux exégètes arabes musulmans et qui sont reflétés dans leurs commentaires comme on le verra dans un moment. Contentons-nous de signaler que les deux traductions ne font ressortir le caractère violent des peines prescrites que partiellement, les verbes décrivant ces peines dans le texte d'origine (يُقَتَّلُواْ أَوْ يُصَلَّبُواْ أَوْ تُقَطَّعَ) étant construits suivant une forme emphatique qui indique l'intensité par le doublement de la consonne du milieu (فعّل) et qui n'a pas d'équivalent en français (une forme analogue est utilisée pour les adjectifs qui consiste à employer le suffixe -issime et qui est plus courante en espagnol et en italien). Ainsi, qattala, sallaba, qatta'a sont des formes renforcées de qatala, salaba, qata'a qui ne peuvent être fidèlement traduites par tuer, crucifier, couper, même si ses verbes et les actions qu'ils désignent sont déjà suffisamment violents et spectaculaires. D'ailleurs, il existe différentes solutions pour rendre le degré d'intensité conféré aux actions désignées par ces formes verbales et dont l'effet sémantique est plus qu'une simple nuance (une solution possible pour obtenir une traduction plus fidèle consisterait à traduire le premier verbe par le verbe massacrer, le troisième par découper ou couper en pièces et d'ajouter au second une locution comme sans merci...).
Comme indiqué plus haut, toute la polémique soulevée par l'intervention de M. Chourou a réduit le débat à une question de contexte. Pour répondre aux amis du député d'Ennahdha qui l'ont défendu en arguant du fait que ses propos ont été sortis de leur contexte, il suffit de reproduire les propres paroles de l'auteur telles que prononcées à l'assemblée



Pour qui comprend l'arabe, ces paroles ne laissent pas le moindre doute sur leur signification ni sur l'intention de leur auteur en citant les versets du chapitre V. Toute ambigüité possible est d'ailleurs levée par ce même auteur qui persiste et signe 24 heures plus tard dans une déclaration sans équivoque à une chaîne radio de la place (Je dois tous ces documents à l'article sus-mentionné de Boukornine. Malheureusement, je n'arrive pas à poster le fichier audio de l'échange sur Mosaïque FM ; je me contente donc de reproduire le lien fourni par Boukornine en espérant qu'il ne deviendra pas un lien mort rapidement.)*.
Le propos est clair. Les groupes qu'il a énumérés sont des criminels qui méritent d'être punis et la forme de la punition a été décrétée par Dieu lui-même dans les versets cités qu'on se doit d'appliquer. En le faisant, on ne ferait qu'exécuter la volonté d'Allah.
Ceux qui ont voulu récuser ces paroles ont cru bon eux aussi d'utiliser l'argument du contexte selon lequel tout le tort de M. Chourou réside dans l'invocation d'un texte coranique extirpé de son contexte pour l'appliquer à un contexte différent. Cette polémique autour du contexte remonte à l'éternel débat sur l'historicité du texte coranique et dans quelle mesure il s'agit d'un texte atemporel (valide pour toute époque et en toute circonstance non seulement dans son esprit, mais également dans sa lettre). Question dont tous ceux qui se sont efforcé de s'opposer au discours islamiste "de l'intérieur" ont fait leur cheval de bataille. Comme il n'est pas du tout dans mon intention d'apporter ma part à ce débat et encore moins ma prétention d'essayer de le trancher ni n'est-ce le but du présent article, je me contenterai d'indiquer que la nature supra-humaine du discours en question telle qu'impliquée par la teneur même de l'énoncé ainsi que par les modalités et les circonstances de sa constitution en texte (c'est à dire par son histoire) suffit, au moins, pour justifier le refus de la part de tout croyant d'accepter ou même de tolérer une approche historiciste. En termes simples, si le Coran se dit lui-même être la parole de Dieu qui s'adresse à tous les peuples et à toutes les époques et s'il a été constitué en texte (à travers tout le processus de collecte et de codification) en tant que tel et en tant que "constitution sacrée" pour tous les musulmans, il va de soi pour quiconque adhère à cette religion de ne pas admettre qu'on vienne lui raconter que l’interdiction de l'usure ou la permission de la polygamie étaient valables, éventuellement compréhensibles et peut-être même justifiées en terre de Hijaz au septième siècle ap. J.C., mais plus d'actualité en Tunisie ou en Egypte en 2012. J'ajouterai que c'est le propre de tout texte en général et des textes qui relèvent du credo ou sont traités en tant que tels (il en va des œuvres philosophiques et politiques et mêmes économiques d'un Karl Marx comme des livres dits révélés) d'être récupérables et manipulables à volonté. Il en est d'autant plus ainsi lorsque le texte en question use de différentes modalités discursives alternant le général et le spécifique, l'allusion et la mention explicite, passant sans transition de l'allégorie à la formule prescriptive... et que ce texte ne s'embarrasse pas de la multiplicité des positions sur une même question ni même des énoncés clairement contradictoires (à ce titre, les quelques six mille versets du Coran me sont toujours apparus comme une sorte d'immense étalage où tout un chacun peut trouver son bonheur : les végétariens, les carnivores, les diabétiques, les adeptes de régimes minceur ou sans sel... Chacun peut y trouver l'article qui lui convient le mieux et correspond à sa condition et à ses besoins, pourvu qu'il sache chercher.). De plus, il ne faut jamais oublier la notion de "légifération par l'exemple"  chère aux fuqahâ'. Si Allah a ordonné à son prophète d'épouser la femme de son fils adoptif Zayd, c'était en vue d'interdire l'adoption en général en toute contrée et à toute époque et non pas pour régler ce cas particulier ou pour satisfaire une lubie du premier cité... Du coup, le recours à l'argument du contexte dans le sens historique du terme pour invalider l'extrapolation impliquée par la citation de M. Chourou perd beaucoup de son efficacité si l'on prétend ne pas dépasser le cadre du dogme et de la loi islamiques.
D'ailleurs, une simple recherche montre combien il est vain d'essayer de cerner ce fameux contexte. En parcourant le long commentaire consacré par un auteur respecté et non controversé pour la majorité des musulmans comme Ibn Kathîr dans son Tafsîr, on apprend que ces versets ont été révélés à l'occasion des exactions commises par un groupe d'hommes qui étaient venus à Médine déclarer leur conversion à l'Islam au Prophète. Ce dernier, les voyant manifestement affectés par un mal étrange, leur suggéra de se soigner en buvant l'urine (sic) et le lait des bêtes provenant de l'aumône et confiées à la garde de l'un de ses esclaves, ce qu'ils firent et guérirent de leur maladie. Alors, ils tuèrent le berger d'une manière affreuse, prirent possession du troupeau et repartirent vers leur tribu. Une expédition fut, alors, dépêchée à leur poursuite et ils furent châtiés à peu près dans les termes décrits dans le verset 33 de la sourate la Table. Les nombreuses relations rapportées par Ibn Kathîr montrent un certain nombre d'incertitudes relatives au moment exact de la révélation (était-ce avant ou après l'application du châtiment), à son but (si c'était pour indiquer le châtiment à appliquer en la circonstance, pour confirmer a posteriori la validité de la décision prise par le prophète ou encore pour la "corriger" dans la mesure où il aurait également fait crever les yeux des coupables)  ainsi qu'au fait de savoir si les peines énumérées devaient être appliquées toutes à la fois ou bien telle ou telle d'entre elles selon le délit commis (comme il s'agit dans le cas concerné de plusieurs délits à la fois, le vol, l'assassinat, le fait de semer la terreur et éventuellement l'apostasie).... D'autres questions dont l'importance n'est pas moindre ne sont pas directement évoquées dans le commentaire d'Ibn Kathîr, mais seulement suggérées par ses explications. Il en est ainsi notamment du sens de l'opposition à Dieu et à son Messager désignée dans le texte d'origine par  محاربة et qui est traduite chez Kasimirski par "combattent" et par Hamidullah par "font la guerre". Le récit des faits tel que rapporté par les différentes sources citées par le commentateur n'indique rien de tel. Ce récit dans ses  différentes versions fait état d'un crime atroce (l'assassinat du berger), d'un délit tout à fait banal (le vol du bétail), éventuellement d'autres méfaits somme toute mineurs, mais aucune de ses versions ne mentionne une action organisée et pensée comme une opposition à Dieu ou au prophète, sans parler de les "combattre" ou de leur faire la guerre. D'ailleurs, il n'est même pas certain que les fautifs aient décidé de renier leur adhésion à l'Islam. Ibn Kathîr qui ne pouvait pas ignorer un tel problème s'empresse dès le début de son commentaire d'indiquer que المحاربة signifie المضادة والمخالفة, c'est-à-dire l'opposition à Dieu et au Prophète, voire simplement la divergence, et d'ajouter qu'elle peut inclure l'hérésie, le banditisme de grands chemins et le fait de terroriser les passants. Il en est de même pour يسعون في الأرض فسادا qui est expliqué comme une notion englobant différents méfaits y compris la corruption (là en encore, on retrouve l'écho de cette hésitation jusque dans la traduction toute officielle de Hamidullah)... Quoi qu'il en soit, l'explication offerte par le grand exégète du Coran par le biais de la relation de la circonstance présumée de la révélation ne laisse pas de dérouter le lecteur incrédule qui ne reprendrait pas à son compte la célèbre déclaration d'umar Iban Al-khattâb : "Dieu, il n'est d'autre choix que d'opter pour la foi des vieillards !".
Voilà, en effet une histoire sans queue ni tête aux éléments tout à fait décousus sans la moindre cohérence logique entre ses différents éléments constitutifs. En effet, on a d'abord du mal à concevoir la vraisemblance du comportement de cette bande de voyous qui sont si bien reçus par le prophète, bien traités au point d'être soulagés du mal méchant qui les affligeait et qui ne trouvent rien de mieux que de "mordre la main qui leur a été tendue" de la pire des façons, contrairement aux coutumes et aux règles morales bien connues parmi les arabes de l'époque, indépendamment des convictions religieuses, comme l'attestent des récits innombrables. On a encore plus de mal à s'expliquer la violence inouïe du châtiment prescrit dans le verset et infligé par le prophète aux fautifs selon les récits (digne des épisodes les plus noirs et des chefs les plus sanguinaires des dynasties ultérieures) et qui contraste fortement avec les faits et traits notoires de modération et de magnanimité qui ont toujours caractérisé le prophète de l'islam tels que rapportés par la tradition, même quand il y avait de quoi justifier une attitude plus sévère, de sorte que, de deux choses l'une. Soit la prétendue circonstance en question a été fabriquée de toutes pièces, ce qui n'est guère invraisemblable en dépit de la multitude des versions du même récit et les chaînes de transmission invoquées, quand on tient compte de toute la problématique qui entoure toute l'historiographie arabo-musulmane. Soit le récit en question est incomplet. Il ne nous informerait que d'une partie de la vérité, l'autre partie qui aurait été occultée l'aurait été à dessein pour des raisons qu'on ignore ou involontairement par simple fait d'ignorance, d'oubli ou d'imprécision....
Moralité, la bataille du contexte est une bataille pour le moins incertaine sinon totalement vaine et en tout cas perdue d'avance.  Au mieux, le contexte est trop incertain pour faire foi. Au pire, si l'on prend les explications de l'exégèse coranique pour de l'argent comptant, il justifierait la position de M. Chourou dans la mesure où il ferait de l'application de sanctions disproportionnées par rapport à la gravité des faits sanctionnés une pratique tout à fait valide confirmée non seulement par le texte sacré mais également par... l'histoire à travers la tradition du messager de Dieu.
à suivre
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* : Ma crainte s'est malheureusement avérée justifiée puisque le lien en question a bel et bien disparu et pas moyen d'en retrouver la trace. La conversation date du 24 janvier 2012.