Suite et fin
La première partie se trouve ici.
Je crois avoir démontré dans la première partie de cet article de manière suffisamment convaincante que le recours à l'argument du contexte entendu au sens de circonstances extrinsèques au texte proprement dit est vain, d'abord parce que la détermination de ces circonstances n'est jamais assurée et l'on a vu qu'elle est loin de l'être dans le cas des versets cités du chapitre V pour lesquels une circonstance de la révélation (سبب النّزول) a bien été relatée par les commentateurs. Alors, qu'en serait-il pour tous les autres versets pour lesquels aucune circonstance de la révélation n'a été documentée et qui forment l'écrasante majorité du corpus coranique ! Cet argument du contexte est d'autant moins recevable aux yeux de tout croyant qui se respecte pour qui le Coran n'a rien d'un texte de circonstance et il est, au contraire, un texte à portée absolue qui n'a que faire des considérations d'histoire et de géographie. Ce n'est point un hasard si l'une des règles fondamentales de la philosophie du droit musulman dénommée "fondements du fiqh" (أصول الفقه) est : "Ce qui fait foi, c'est le caractère général de l'énoncé et non la spécificité de la circonstance." (العبرة بعموم اللّفظ لا بخصوص السّبب).
Certes, on peut toujours critiquer l'usage que M. Chourou fait des versets cités en lui faisant remarquer, par exemple, que si les versets en question indiquent le châtiment à appliquer à une certaine catégorie de gens, rien dans ces mêmes versets ni ailleurs ne permet d’identifier ceux qui organisent des sit-in, des grèves ou d'autres formes d'arrêt de travail et qui bloquent les routes aux groupes définis dans le texte coranique comme "ceux qui combattent Dieu et son Apôtre, et qui emploient toutes leurs forces à commettre des désordres sur la terre". Pour que l'extrapolation opérée par M. Chourou soit recevable, il faudrait démontrer que la description du verset s'applique parfaitement aux groupes visés dans son intervention. Pour ce faire, il faudrait être en mesure de prouver qu'en faisant ce qu'ils font, ces derniers combattent Dieu et son Apôtre ou Allah et son Messager, ce qui est loin d'être dit. En fait, il n'est même pas sûr qu'ils le font juste pour contrarier le gouvernement actuel qui est essentiellement celui d'Ennahdha puisqu'on sait que les grèves et sit-ins en question n'ont jamais cessé depuis le premier gouvernement de M. Ghannouchi et tout au long du mandat de celui de M. Essebsi. Quand bien même, on réussirait à prouver le contraire, à notre connaissance, M. Marzouki n'est pas Dieu, pas plus que M. Jebali n'est son Apôtre...!
Une telle critique serait tout à fait justifiée et pourrait même être plus efficace que celle qui chercherait à faire valoir le fait que le "contexte" dans lequel les versets concernés ont été révélés est différent du contexte présent en Tunisie. Elle aurait en tout cas plus de chances d'être admissible, y compris auprès des croyants parce qu'elle s'appuie sur le "contexte" par excellence au sens littéral du terme, c'est-à-dire le cadre textuel immédiat dans lequel les versets s'insèrent, et non le "para-texte" ou "méta-texte" de la circonstance historique. Néanmoins, aussi efficace soit-elle, cette critique a ses limites. Il faut d'abord se rappeler que la pratique de l'analogie par projection et transposition, M. Chourou et ses semblables en font un choix délibéré et éventuellement systématique qu'ils appliquent y compris à l'histoire même, comme on va le voir à travers une autre déclaration. Mais le problème est ailleurs ou, plutôt, une autre position est possible voire même nécessaire pour qui n'est pas tenu par les limites qu'impose la foi. Car, autrement, ci ce n'est celui-là dans le cas qui nous préoccupe, il y aurait toujours un autre contexte où les horribles peines décrites dans le verset 33 seraient applicables comme il y aurait sûrement d'autres peines ou simplement d'autres principes que nous pauvres mortels estimons inadmissibles et dont on pourrait prouver plus ou moins difficilement qu'ils sont tout à fait appropriés pour tel contexte. La question, dès lors, ne serait plus "Qui vous dit que l'expression "ceux qui combattent Dieu et son Apôtre" s'applique aux manifestants, grévistes et sit-inneurs tunisiens en l'année de grâce 2011-2012 ?" ou encore "D'où tenez-vous l'autorité interprétative qui vous permet d'opérer une telle extrapolation ?", mais bien "Quel crime si ignoble, si odieux soit-il, justifierait un traitement aussi horrible que celui décrit ?" à laquelle il faut tout de suite ajouter la réponse suivante : Aucun. Il ne s'agirait, en effet, plus de savoir si le châtiment décrit est ou non applicable à tel ou tel individu ou groupe d'individus ou à celui ou ceux qui commettent tel ou tel acte, mais que ce châtiment ne doit même pas être mentionné ici et maintenant, dans nos contrées et à l'époque où nous vivons parce qu'inhumain et pire que le pire des crimes qu'il est censé sanctionner et qu'il en va de même de la flagellation, de la lapidation et de l'amputation des membres. Il faut avoir le courage de clamer haut et fort la prééminence de certaines valeurs et certains principes devenus universels sur tout précepte ou corps de règles, fût-il de nature sacrée pour certains et effectivement d'origine divine ou supposé comme tel. Cette position est la position minimum indispensable que devraient adopter tous ceux qui prétendent faire barrage à la barbarie. Autrement, les amis "modérés" de monsieur Chourou vous diront qu'ils vous font déjà une belle fleur en n'entendant pas appliquer le châtiment décrit à la lettre et en "se contentant" d'appliquer des formes moins spectaculaires de manière sélective à ces apostats fauteurs de troubles qui osent s’opposer à Dieu et à son Apôtre (entendez au gouvernement d'Ennahdha) et semer le désordre sur terre.
On ne sait pas de science certaine pourquoi tel groupe de travailleurs fait grève, tel autre organise un sit -in ou tente de paralyser la circulation et tel troisième brûle une municipalité ou un poste de police. Leurs raisons et leurs motivations peuvent être aussi diverses que leurs actes. Il n'est pas du tout à exclure que ces motivations soient pernicieuses dans certains cas. Dans d'autres cas, même si les motivations sont de bonne foi et partent de préoccupations et de revendications légitimes, cela ne justifie pas nécessairement leurs actions quand celles-ci dépassent le cadre de la protestation et la revendication pacifiques et, à plus forte raison, quand elles portent du tort à des tiers, qu'il s'agisse d'autres groupes non concernés ou de l'ensemble de la société ou de la nation (si tant est que des entités universalisantes du type "la société", "la nation", "le pays" ou "le peuple" sont faciles à définir sans risque de manipulation). Seulement, il y a des structures pour instruire chacun de ces cas et des lois qui définissent la manière de les sanctionner en cas de faute avérée ou d'agissement mal-intentionné. Le cas échéant, les agissements en question peuvent être empêchés, y compris par le recours à la force, pourvu qu'il s'agisse d'une force organisée, réglementée et que ses modalités et les circonstances et les limites de son usage soient définies par la loi et soumises au contrôle des institutions, de même que les auteurs de ces agissements sont passibles de poursuites et de sanctions qui peuvent inclure la privation de liberté, le paiement d'amendes, mais pas la crucifixion ou l'amputation des membres opposés ! Que je sache, les tunisiens ont peut-être choisi de donner à M. Chourou et ses amis un certain nombre de sièges au sein de l'assemblée constituante plus important que celui donné à n'importe quel autre groupement politique. Mais, ils n'ont pas choisi d'être gouvernés par la Charia. Pas encore ! Cela pourrait arriver un jour. L'impossible n'est pas tunisien ! Mais, jusqu'à ce que cela se produise, il n'est pas question d'aller chercher la définition des crimes, la manière de prouver la culpabilité de ceux qui les commettent et les sanctions à leur appliquer dans le Coran, le Hadîth, le recueil des avis ou sentences de tel ou tel cheikh ou imam ou n'importe quel autre texte, qu'il fût sacré ou profane, qui ne relève du choix des gens par le biais des institutions qui les représentent.
La position que je viens de développer peut ne pas plaire à tout le monde. Elle peut même être dangereuse ; on a vu des penseurs, des journalistes ou de simples citoyens s'exposer à des actes de violence et à toute sorte d'intimidations et d'agressions quand il ne font pas simplement l'objet d'une condamnation à mort pour moins que ça. Elle peut aussi paraître manquer de réalisme politique parce que heurtant "la sensibilité d'une société arabo-musulmane" ou en termes plus clairs faire courir le risque à nos fins tactico-politiciens de perdre des voix auprès de l'électorat (l'expérience la plus récente montre qu'il vont les perdre de toute façon, quoi qu'ils fassent sur ce plan ; inutile d'essayer d'offrir au "peuple" de faux islamistes ou islamisants quand il a les originaux à portée de main !). Mais, elle a au moins le mérite de la clarté et de prendre la juste mesure du problème et des enjeux qui sont, croyez-moi de taille !
Dites-vous bien que, dans la tête de M. Chourou, les choses sont bien claires ! La citation du chapitre V n'est ni un abus de langage ni un effet de style ni encore moins un lapsus linguae. Dans une autre déclaration signalée par Boukornine dans son article pré-cité, le même M. Chourou décrivait la phase actuelle comme étant celle de la trêve de Hudaybiya.
Cette séquence est fort intéressante également pour "l'analyse" que fait M. Chourou des récents événements. La victoire du 14 janvier est l’œuvre de Dieu tout seul qu'il a offerte à ses fidèles serviteurs, les gens d'Ennahdha et peut-être leurs frères salafistes et ceux de Hizbi-t-tahrîr (inutile donc d'essayer de lui dire que si lui et ses frères ont pu enfin voir la lumière du jour après vingt ans de cachot et des tortures qui sans approcher en atrocité le traitement décrit dans le verset d'al-mâ'ida auront certainement été des plus dures à supporter et que s'il est passé en un an du statut de prisonnier desperado au siège de l'assemblée constituante comme d'autres frères sont passés d'une condition semblable ou comparable aux fauteuils de ministres, c'est justement grâce à des manifestants, des grévistes et des sit inneurs pareils à ceux qu'il veut faire crucifier) à l'exclusion de tout autre intrus. Seulement, c'est une victoire partielle qui a d'abord consisté à chasser leur ennemi juré, le dictateur déchu, à leur offrir la liberté et la possibilité de se retrouver entre eux et de "propager l'appel" en attendant que la conquête soit complète et la victoire totale. Cependant, il était dans leur intérêt et celui de leur cause d'opter pour un compromis à la Hudaybiya.
Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire musulmane, l'accord qui porte ce nom était un accord conclu en l'an 6 de l'hégire entre le prophète et ses adeptes d'une part et les païens de Quraysh de l'autre et en vertu duquel les premiers acceptaient notamment de renoncer à entrer à la Mecque pour y effectuer le "petit pèlerinage" ou 'umra, comme ils en avaient originellement l'intention, et de revenir à Médine, à condition qu'ils puissent revenir l'année d'après et le faire sans opposition, ce qu'ils firent bien et purent y installer triomphalement leur pouvoir peu après (l'accord contenait d'autres dispositions telles que la cessation de toute hostilité guerrière et le renvoi par Muhammad des femmes, des esclaves et des mineurs qui l'ont rejoint et se sont converti à l'Islam sans l'autorisation de qui de droit)... Le parallèle peut paraître grotesque et tout à fait inapproprié aux yeux du commun des mortels, mais il n'en est pas moins fort instructif sur le fond de la pensée des islamistes d'Ennahdha dont M. Chourou n'est pas un simple militant de base, mais l'un des chefs historiques au même titre que MM. Ghannouchi, Jebali et Laraïedh. Or que nous apprend ce parallèle ? Que les membres d'Ennahdha, comme les combattants musulmans partisans de Muhammad, représentent à eux seuls l'ensemble de la communauté des croyants face à une communauté plus large qui leur est hostile et qui est constituée essentiellement de mécréants (entendez le reste de la société tunisienne avec ses différentes sensibilités représentées par les différents mouvements et partis politiques et instances civiles) ; que face à de telles circonstances, les premiers cités ont été obligés, pour des raisons tactiques, donc provisoires, de composer avec leurs ennemis et de transiger sur un certain nombre de questions (acceptation de la règle du jeu démocratique, adhésion affichée à un certain nombre de valeurs et de principes dit républicains...) en attendant de pouvoir revenir à la charge dans des circonstances et avec un rapport de force plus favorables en vue de soumettre tous les mécréants et d'asseoir l'état islamique pur. En poursuivant la même démarche analogique, on pourrait ajouter sans risque d'exagération que la coalition avec le CPR et le PDP est comme l'alliance du prophète avec les juifs de Médine des Bani Quraydha et Bani-n-nadhir dont il savait pertinemment combien ils étaient hypocrites et peu fiables et leurs intentions suspectes mais dont il avait besoin pour renforcer ses rangs lors des débuts délicats de la communauté naissante et de son jeune "état" en formation et dont il n'allait pas hésiter à se séparer le moment venu...
A bon entendeur !
PS. Même si la déclaration de M. Samir Dilou, entre autres, ministre des droits de l'homme et de la justice transitoire, au sujet des propos de M. Chourou selon laquelle "la citation de versets du Coran n'est pas un délit dans ce pays", à ce qu'il sache, et ces propos relèvent de "la liberté d'expression" a provoqué chez-moi un accès d'hilarité irrésistible, je n'ose pas imaginer le sentiment de monsieur Dilou lui-même en écoutant les propos de son grand frère Chourou ou celui de ce dernier en pensant au titre de M. Dilou au sein du gouvernement. Mon petit doigt me dit qu'il devait lui aussi rire sous cape.
PS. Même si la déclaration de M. Samir Dilou, entre autres, ministre des droits de l'homme et de la justice transitoire, au sujet des propos de M. Chourou selon laquelle "la citation de versets du Coran n'est pas un délit dans ce pays", à ce qu'il sache, et ces propos relèvent de "la liberté d'expression" a provoqué chez-moi un accès d'hilarité irrésistible, je n'ose pas imaginer le sentiment de monsieur Dilou lui-même en écoutant les propos de son grand frère Chourou ou celui de ce dernier en pensant au titre de M. Dilou au sein du gouvernement. Mon petit doigt me dit qu'il devait lui aussi rire sous cape.