Précision

Ce que que vous lisez ici, ce sont mes impressions, parfois à chaud, basées sur ma connaissance de l'histoire du pays, de sa situation présente et sur ma culture générale, toutes étant forcément limitées et, en tout cas, relatives. Ces réflexions n'engagent que ma personne, ne représentent aucun parti ou groupe organisé et ne se rapportent à aucun projet politique établi. Ce sont les simples réflexions d'un citoyen intéressé au devenir de son pays et concerné par le sort de son peuple qui voudrait apporter quelque chose à l'un et à l'autre, mais qui n'a rien d'autre à offrir à part ces cogitations.

Thursday, December 1, 2011

Les nouveaux Fausts : ce qui n'a (peut-être) pas été dit sur la "petite constitution"

La publication du projet du texte qui doit organiser les pouvoir publics pendant la période que durera l'élaboration de la constitution* et en attendant la mise en place des structures de pouvoir définitives de la nouvelle république a suscité un grand émoi qui est, certes, pleinement justifié, tant ce texte représente une couleuvre tellement géante que même ceux qui sont censés avoir contribué à son élaboration figurent parmi les premiers étonnés s'il ne sont pas carrément offusqués ! Or, si je dois avouer d'emblée, par précaution, que je ne prétends pas être au courant de tout ce qui a pu s'écrire ou se dire sur le sujet (et, à ce titre, peut-être que je ne vais faire rien d'autre dans ce billet qu'enfoncer des portes ouvertes), dans le peu que j'ai pu voir ou entendre et à en croire les échos véhiculés par la télévision, les divergences et récriminations ne concerneraient que le mode d'adoption de la constitution et les pouvoirs dérisoires attribués au chef de l'état par rapport à ceux excessifs dont hériterait le chef du gouvernement ainsi que la majorité requise pour renverser le gouvernement. Ainsi, la pomme de discorde se résumerait aux seuls articles 5 et 8 de ce texte qui compte, au moins, 22 articles dans la version que j'ai pu lire sur le site du journal As-sabah ** et, mon dieu, les articles où il y a à boire et à manger sont bien plus nombreux.
Ce que je propose ici n'est qu'une lecture somme toute rapide de ce texte fort intéressant et riche en enseignements qui se base sur sa version arabe qu'on peut consulter ici. La traduction française de toutes les citations est une traduction personnelle qui n'a naturellement aucun caractère officiel. Je crois cependant maîtriser assez bien les deux langues (source et d'origine) et être suffisamment qualifié de par ma formation et ma profession mêmes pour en offrir une traduction assez fiable. S'il y a à redire, il suffira de me montrer l'erreur, le texte arabe faisant toujours foi (d'ailleurs, si le temps m'en est donné, il n'est pas impossible que je réécrive le présent article en arabe).
Mais, permettez-moi tout d'abord de revenir au titre et à l'image qu'il évoque et qu'on voudra bien me passer en ces temps de religiosité ambiante pour interpeler les dupes de ce marché car dans, ce genre de transaction, le tort ne revient jamais au diable qui ne fait rien d'autre qu'exercer sa profession consistant à poursuivre ses desseins qui ne doivent servir personne d'autre que lui-même en damnant les gens de vertu et même le fait de se montrer sous des traits d'ange fait partie de ce rôle. S'il faut donc en vouloir à quelqu'un, ce n'est certainement pas au diable qui est indéfectiblement fidèle à l'essence de son être, mais bien à soi-même pour avoir été trop naïf ou trop gourmand. Aussi, convient-il de demander à ces vertueux démocrates alliés à Ennahdha qui se prennent tout d'un coup à rechigner : "Mais, ce texte, ne l'avez-vous pas préparé vous-mêmes avec vos partenaires ? N'en avez-vous pas au moins pris connaissance avant qu'il ne soit publié ou bien le découvrez-vous en même temps que nous, pauvres électeurs et même pas élus minoritaires exclus des longues "consultations" qui ont précédé la convocation de l'assemblée constituante couronnées par une conférence de presse où vous nous annonciez à l'unisson que vous étiez d'accord sur tout ? Certains d'entre vous (et il ne s'agit pas d'élus d'Ennahdha) n'ont-ils pas déclaré dans leur magnanimité extrême que s'ils l'avaient voulu, ils auraient pu faire passer ces textes au vote sans s'embarrasser d'un débat en plénière et encore moins de discussions en commission et que s'ils ne le faisaient pas, c'était seulement par respect pour la démocratie et par souci de consensus ?!". Si vous étiez au courant de tout et d'accord sur tout, pourquoi vous rebiffer maintenant (à ce propos, Samir Dilou a parfaitement raison). Si vous n'étiez même pas au courant, alors, sur quelle base avez-vous conclu un accord de coalition parlementaire et de gouvernement avec ces gens ? Sur celle de la seule distribution des trois présidences (on ne peut même pas y inclure les portefeuilles de ministres, puisqu'on sait qu'il n'y a jamais eu accord là-dessus) ? Allons, messieurs ! Soit, vous saviez déjà ce que vos alliés vous avaient mijoté et vous n'avez pris (partiellement) conscience de sa portée que maintenant et cela témoignerait d'une ingénuité sans pareille et surtout impardonnable pour les vieux briscards de la politique que vous êtes. Soit, vous ne saviez même pas, ce qui voudrait dire que vous avez conclu cette alliance sans même savoir sur la base de quels principes et quels programmes et, ça, ce n'est pour le moins qu'on puisse dire ni responsable ni sérieux. Soit, encore, que vous saviez parfaitement de quoi il retournait et que vous vous étiez engagés en connaissance de cause, mais que vous avez changé d'avis ou de considérations en cours de route et une telle posture n'est rassurante ni pour vos alliés d'aujourd'hui ni pour ceux potentiels de demain...
Mais voyons donc ce texte de plus près et essayons d'y déceler ce que vous (et nous) ont concocté vos charmants alliés !
On a pu dire que ce qu'il avait de plus inadmissible, y compris pour vous, c'est qu'il permettait au futur gouvernement d'obtenir la bénédiction de la constituante par la seule majorité absolue alors qu'il exigeait la majorité des deux tiers pour le censurer (c'est à dire pour le faire tomber) tout en accordant des pouvoirs "excessifs" au chef du gouvernement et en réduisant au minimum ceux du président de la république. Tout cela est vrai, mais il ne rend pas compte de toute l'étendue de l'entourloupe pour ne pas parler du désastre institutionnel qu'on nous prépare comme on va le voir immédiatement. On dit aussi que les articles qui posent problème sont l'article 5 (qui définit les modalités de l'adoption de la nouvelle constitution)  et l'article 8 (qui permet à l'assemblée constituante de déléguer dans certaines circonstances "tous ou partie de ces pouvoirs législatifs au chef du gouvernement" et qui stipule que telle décision est prise "à la majorité des membres" sans préciser quel type de majorité ; on suppose que, là aussi, c'est la majorité absolue, à moins que ce ne soit la majorité simple !). Tiens ! Et quid des autres ?
Le rôle du chef de l'état est réduit à celui d'un parapheur dont le paraphe n'est même pas indispensable (puisque au cas où il refuserait de signer une loi votée par la constituante, cette loi est votée une seconde fois dans les mêmes conditions et promulguée directement sans besoin de la signature du chef de l'état). Il est là pour parapher les lois émanant de l'assemblée constituante, ce qui peut se concevoir, mais aussi les décisions du chef du gouvernement sur lesquelles il n'a aucun pouvoir de contrôle ou de pondération (Pour toutes les nominations qui relèvent de ses compétences, il ne peut agir que sur proposition de ce dernier et avec son accord. En d'autres termes, aucune nomination à un poste important ne peut intervenir sans que la personne ne soit proposée par le chef du gouvernement et sans que la décision ne soit avalisée par ce dernier.). Non seulement, le président de la république est réduit au rôle de préposé à l'enregistrement (comme on disait du parlement sous le précédent régime qu'il n'était qu'une chambre d'enregistrement ou encore en anglais a rubber stamp) pour l'assemblée, mais il a exactement le même rôle par rapport au chef du gouvernement qui se trouve ainsi être, de fait, le véritable chef du pouvoir exécutif  sans conteste ! De ce fait, le chef du gouvernement qui coiffe le président de la république (et peut même se substituer à lui en cas d'incapacité temporaire selon l'article 14) et peut se voir déléguer tout ou partie des pouvoirs de l'assemblée constituante, peut pratiquement et beaucoup plus facilement qu'on ne le pense réunir dans ses saintes mains l'ensemble des pouvoirs exécutifs et législatifs. Et dire qu'on veut à tout prix mettre en place un régime parlementaire, soit disant, pour nous débarrasser à jamais des risques de dérive dictatoriale d'un régime présidentiel ! Les pouvoirs dévolus au chef du gouvernement ne sont pas excessifs ; ils sont simplement exorbitants et à même d'en faire... un khalife, un véritable commandeur des croyants au règne sans partage. Jugez-en par vous-mêmes ! C'est lui qui nomme les chefs d'état-major des armées (article 11.4), les "représentants diplomatiques" de l'état tunisien à l'étranger (11.9), les hauts fonctionnaires de l'état (11.10), le mufti de la république (11.11). L'ensemble de l'article 11 est censé énumérer les pouvoirs du président de la république, mais, en fait, la formule utilisée à chaque fois est "Le président de la république nomme sur proposition du chef du gouvernement et avec son accord...". En clair, c'est ce dernier qui nomme et le premier doit simplement signer la décision. Mais, ce n'est pas fini. Ce véritable Big Brother a également le pouvoir de "créer, modifier ou supprimer les ministères, les entités d'état, les offices, entreprises ou établissements publics ainsi que les services administratifs et en déterminer les prérogatives et compétences" (article 17). Rien de moins ! A ces fins, "il publie les décrets qu'il signe après concertation du gouvernement et information du président de la république" (ibid).
Sur la foi de ces dispositions, un scénario tout à fait possible (mais bien sûr, en partenaires loyaux et soucieux du consensus, les frères d'Ennahdha ne feront jamais de la vie une vacherie pareille à leurs alliés), Ennahadha n'aurait besoin que du soutien d'une vingtaine de députés d'autres partis (moins de la moitié de ce que leur assure la présente alliance de gouvernement avec Ettakattol et le CPR) pour faire passer ce texte "de consensus" et introniser son  gouvernement "d'intérêt (voire même d'unité) national(e)" où, en toute vraisemblance, ils se proposent d'occuper tous les postes importants et, une fois ce gouvernement en place, plus personne ne pourra le déboulonner, puisqu'il faudrait la majorité des deux tiers pour le faire tomber et qu'ils ont à eux seuls bien plus du un tiers des sièges. Et, si les alliés s'avisent de ne pas être en accord avec les choix du grand frère, monsieur Jebali n'aura qu'à supprimer les ministères occupés par les vaillants élus du CPR et d'Ettakattol ou à les modifier pour les chasser du gouvernement et en nommer d'autres bien à lui ! D'ailleurs, selon l'article 15, il est dans ses prérogatives de former le gouvernement et d'en "informer le président de la république" qui doit "immédiatement transférer le dossier du gouvernement ainsi formé au président de l'assemblée constituante". Selon ce scénario tendancieux qui ne laisse pas de doute sur la malveillance de son auteur, Ennahdha n'aurait besoin du soutien de ses deux alliés que le temps d'une dizaine de jours à deux semaines, juste ce qu'il faut pour faire passer le texte de loi portant organisation temporaire des pouvoirs publics et voter la confiance au gouvernement et après, tibqa 'ala khis yammi 'aïsha تِبْقَى عْلى خِيرْ يَامِّي عَايشَه !
Mais, attendez ! Ce n'est pas tout.
L'article 6 distingue deux types de lois : celles ayant un caractère "fondamental" et les autres qui sont dites "ordinaires". Les premières sont votées à la majorité absolue des membres de l'assemblée, alors que les autres sont votées "à la majorité des membres présents, à condition que les votes positifs ne soient pas moins du un tiers des membres de cette assemblée". Moi qui suis décidément friand de ces scénarios bizarres (mais pas tellement invraisemblables), je suppose que s'il prend, disons, les membres d'El Aridha et une quinzaine d'indépendants (ou même moins que cela, s'il y a quelques absences fortuites pour cause de maladie, d'un autre empêchement ou de simple manque d'intérêt comme il arrive dans toutes les assemblées du monde) de boycotter une séance plénière de la constituante, de sorte que le nombre des "membres présents" descende à 177 députés, pour que les 89 membres d'Ennahdha dont le sérieux et la discipline, c'est connu, sont exemplaires, puissent faire passer une loi qui n'est pas "fondamentale". Or, quel genre de lois entrent dans cette catégorie pas si importante pour qu'on exige, au moins, la majorité absolue à son adoption ? L'article 7 nous répond :
"Sont considérés des lois ordinaires les textes concernant :
- les modalités générales de mise en application de la constitution, à l'exception de celles qui relèvent des lois fondamentales ;
- la nationalité, l'état (le statut ?) personnel et les obligations ;
- la procédure auprès des différents types de tribunaux ;
- la détermination des crimes et délits ainsi que les peines applicables de même que les infractions pénales si elles sont passibles de peines de privation de liberté ;
(...)
- la détermination de l'assiette fiscale, du taux des impôts et des modalités de leur recouvrement, dans la mesure où ces fonctions ne sont pas déléguées au chef du gouvernement en vertu de la loi de finance ou des lois à caractère fiscal ;
(...)
- les prêts et les engagements financiers de l'état..."
Ainsi, il n'y aurait besoin que de la moitié des élus présents qui peut se limiter au un tiers de l'ensemble des élus pour modifier le code pénal ou le code du statut personnel afin d'interdire l'adoption, restaurer la polygamie, criminaliser la consommation d'alcool ou le port de la mini-jupe ou encore pour inscrire dans la loi pénale les peines édictées dans la charia (les fameux hudúd)...
Le même article 7 stipule que "la loi définit les principes fondamentaux régissant :
- le régime de propriété et des droits naturels ;
- l'enseignement ;
- la santé publique ;
 - le droit du travail et la sécurité sociale."
Mais, il ne nous dit pas sous quelle forme et selon quelles modalités ces lois sont promulguées...
Une fois en place, le gouvernement d'Ennahdha sera libre de tout contrôle autre que celui de ses propres élus.  Les seuls autres organes qui auraient pu prétendre à l'exercice d'une quelconque fonction de contrôle, de vérification ou de régulation, à savoir le tribunal administratif et la cour des comptes sont condamnés en vertu de l'article 4 à exercer leurs compétences "conformément aux lois et dispositions en vigueur concernant leur organisation, leurs attributions et leurs procédures." c'est à dire les "lois et dispositions" mises en place par monsieur Ben Ali car c'est bien ça "les lois et dispositions en vigueur" ou je me trompe ? Il n'y en a pas eu d'autres depuis l'avénement de messsieurs Mbazaâ et Ghannouchi (Mohamed) puis Essebsi ? Comme c'est curieux, on change toutes les règles désuètes du pouvoir prédateur et despotique sauf pour ces deux institutions de contrôle ! Probablement, on a estimé qu'elles pouvaient parfaitement remplir leurs fonctions comme elles ont dû bien les remplir sous Ben Ali...
Je suis obligé de m'arrêter là, faute de temps. En dépit de son caractère incomplet, ce bref survol montre à quel point nos amis d'Ennahdha sont animés de l'esprit de consensus et combien ils sont soucieux d'associer toutes les parties au pouvoir durant la nouvelle phase de transition que le pays va vivre pendant les douze à dix-huit prochains mois comme il montre la cécité de leurs alliés "critiques" (la mienne est insignifiante à côté). Les premiers ne cessent de dire que le gouvernement, les postes, les modalités d'exercice de pouvoir ont peu d'importance en cette période justement à cause de son caractère transitoire, le plus important étant d'élaborer la nouvelle constitution et de parer au plus pressé sur un certain nombre de dossiers brûlants. Si c'est ce qu'ils pensent vraiment, pourquoi cet acharnement maniaque à confisquer tous les pouvoirs et à mettre toutes les cartes entre les mains de leur parti, de leur groupe parlementaire voire d'un seul homme qui est l'heureux élu de leur choix pour présider le gouvernement. Avec ce texte, monsieur Jebali peut envoyer aux oubliettes non seulement Marzouki ou Ben Jaâfar, mais même Rached Ghannouchi en personne...
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* : Comme on peut le voir, à part deux ou trois amendements de fond, le texte définitif adopté au bout d'une semaine de débats aura gardé l'essentiel de son orientation générale initiale et des ses dispositions les plus choquantes.
** : En fait, la version définitive en compte 28.