L'intérêt pour le tourisme en tant qu'activité économique parmi d'autres n'a rien de répréhensible en soi, pas plus qu'il n'est une marque de sous-développement ou de précarité, surtout lorsque le pays qui s'y intéresse dispose d'atouts historiques, géographiques ou culturels qui peuvent favoriser une telle activité et lui servir de base. Des pays développés non des moindres d'Europe et d'ailleurs connaissent une activité touristique remarquable dont les Etats Unis, la France, l'Italie, sans parler des exemples plus proches de nous comme celui de l'Egypte ou du Maroc. Mais inclure le tourisme dans les plans de développement économique est une chose ; en faire une priorité absolue en est une autre.
Les prémices d'une véritable politique d'expansion dans le secteur touristique remontent au début des années 70, à la même époque où l'on mettait fin de manière brutale à l'expérience de "socialisme d'état" de l'ère Ben Salah et qui voyait l'avènement du gouvernement Nouira avec ses orientations libérales basées sur la promotion des investissements étrangers, les industries dites d'exportation et justement le tourisme. Très vite, ce dernier allait prendre le pas sur tous les autres secteurs d'activité, tant au niveau des investissements de l'état qu'à celui des incitations fiscales et bancaires. Petit à petit, il allait littéralement empiéter sur les ressources et les avantages dus à un secteur aussi vital que celui de l'agriculture. qui allait bientôt devenir la grande perdante parce que sacrifiée au profit de l'expansion tous azimuts du tourisme. L'expansion de ce dernier ne pouvait se faire qu'au détriment de la première qu'il allait priver de quatre sortes de ressources précieuses et indispensables à sa survie : les capitaux, la main d’œuvre, la terre et l'eau. Je me rappelle encore qu'on a longtemps tremblé quand fût annoncé au début des années 80 un vaste projet de marina touristique autour de la région de Ghar El Milh qui aurait sonné le glas de la dernière région agricole de Tunisie demeurée intacte jusqu'alors. Je me souviens aussi de ce jour de la fin des années 80 où, jeune interprète de conférence, je fus appelé à couvrir une conférence de presse du ministre du tourisme, l'étoile montante de l'époque, un certain Mohamed Jegham, lors de l'inauguration d'un terrain de golfe à Monastir. Je fus, alors, à la fois sidéré et tellement offusqué que cela m'est resté en mémoire jusqu'à ce jour en l'entendant déclarer en substance devant un parterre de journalistes et de notables enthousiastes : "Mon rêve est d'inaugurer le cinquantième parcours de golf en Tunisie au cœur du désert ." ! C'est sûrement vers cette époque qu'était définitivement scellé le sort de ces zones devenues maudites du nord-ouest (Béja, le Kef, Siliana, Jendouba...) et du centre-sud-ouest (Sidi-Bouzid, Kasserine, Redeyef...). Toujours grâce à ma qualité d'interprète, j'ai pu suivre les travaux de plusieurs conseils d'administration de banques d'investissement et de développement et j'ai vu de près comment étaient traités les dossiers de projets touristiques (la manière dont certaines grosses fortunes du secteur hôtelier ont été bâties n'est depuis longtemps un secret pour personne). Enfin, ma mémoire a retenu l'image poignante de la fièvre de l'or jaune dépeinte par le cinéaste Ridha Behi dans son œuvre admirable Soleil des hyènes.
Les meilleures terres du pays étaient confisquées pour "utilité publique" et accordées aux promoteurs touristiques. Des crédits bancaires étaient généreusement accordés à ces derniers contre un apport personnel minimum souvent inexistant et assortis d'avantages fiscaux, douaniers et sociaux inouïs. Les eaux de certains grands barrages qui étaient censées irriguer les terres agricoles allaient servir à arroser les pelouses gazonnées à perte de vue, remplir les piscines et satisfaire les besoins insatiables des touristes pour leurs ablutions et autres barbotages quotidiens. Tout était fait pour agrémenter et égayer les centres urbains côtiers qui coïncidaient avec les grands pôles touristiques et qui drainaient en même temps des centaines de milliers de jeunes fraîchement débarqués de leurs régions rurales marginalisées et privées de tout, attirés qu'ils étaient par l'illusion de lendemains qui chantent faits de revenus faciles et assurés, de loisirs et de plaisir, y compris les opportunités et les rêves d'eldorado apportés dans les bagages des touristes avides de chair fraîche et de sang chaud...
Si, déjà à son "âge d'or", à l'époque où une grande partie de la clientèle était issue des classes moyennes occidentales relativement aisées et dépensières, le tourisme tunisien prenait tout au pays et à sa population et ne leur apportait rien ou presque, à part la manne offerte à une poignée de privilégiés qui ne sont même pas conformes au profil classique de l'homme d'affaires dans une société normale, avec sa crise pratiquement permanente qui dure depuis plus d'une décennie et dont la seule répartition géographique et socio-économique des visiteurs offre une illustration éloquente, la situation est encore pire aujourd'hui. Outre le fait de ne pas produire de richesses économiques durables en biens d'équipements et en infrastructures, le tourisme balnéaire de bas étage que la Tunisie pratique et qui n'a pas grand chose d'autre à offrir à part le soleil, le sable et la mer (ressources en constante détérioration, par ailleurs), qui n'est pas basé sur des services de qualité et qui s'adresse à une clientèle très modeste est réputé précaire par nature, tributaire qu'il est du moindre soubresaut dans le pays même ou chez les voisins. La majorité des emplois qu'il génère, souvent à caractère saisonnier et mal payés, font appel à une main d’œuvre peu qualifiée à l'origine et à laquelle le passage à durée incertaine par ce secteur n'apporte aucune qualification qui faciliterait au moins son recyclage en cas de perte d'emploi...
Bref, le moins qu'on puisse dire de ce secteur c'est qu'il est loin de constituer le secteur idéal ni même suffisamment fiable sur lequel on bâtit une économie solide et durable. Que dire, dès lors, quand on entend nos têtes pensantes discourir à l'unisson sur la nécessité de préserver le tourisme comme un acquis précieux de la Tunisie moderne au même titre que les droits de la femme et l'identité arabo-musulmane, à tel point que monsieur Rached Gahnnouchi s'est cru obligé de faire une déclaration similaire à grand fracas dès le mois d'avril dans un meeting d'Ennahdha, laissant tout le monde médusé ?! Au cours de la campagne électorale actuelle, j'ai même entendu un candidat promettre de réhabiliter les régions démunies de Sidi Bouzid et Kasserine en les faisant elles aussi bénéficier des bienfaits du tourisme ! Alors que si l'on a besoin d'une chose aujourd'hui, c'est bien de mettre un terme à cet énorme contresens socio-économique qui a trop duré et dont le coût économique, social et écologique a été catastrophique.
Il ne s'agit bien entendu pas de fermer boutique du jour au lendemain, tant une large frange de la population dépend de ce secteur. Mais il est impératif de marquer d'abord un coup d'arrêt à la course forcenée à la construction de nouvelles unités hôtelières suivant le même schéma qui a prévalu au cours des trente dernières années, en commençant par supprimer les incitations et les avantages indus offerts aux promoteurs et en favorisant les projets de reconversion des vieilles installations quand leur utilité et leur viabilité socio-économique sont assurées. Ensuite, il faut entamer une réflexion profonde en vue de modifier radicalement les choix dans ce domaine en envisageant par exemple la promotion de certaines formes particulières de tourisme pour lesquelles la Tunisie dispose d'avantages comparatifs potentiels non négligeables tels que le tourisme agricole (agritourisme, qui est très développé en Italie par exemple), le tourisme médical et le tourisme de congrès. Quant au bon vieux tourisme balnéaire, il a besoin d'un grand effort d'assainissement, de rationalisation et surtout d'une révision de fond de la nature et de la qualité des services offerts, de manière à accorder aux aspects qualitatifs, au moins, le même degré d'importance qu'à ceux quantitatifs et de cesser de faire des hordes de garçons de café venues des pays d'Europe centrale et de l'Est l'essentiel de sa clientèle !
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