L'un des faits marquants du concert d'hypocrisie généralisée qui caractérise le discours politique en Tunisie depuis des mois, bien avant le début de la campagne électorale (voir les professions de foi des uns et des autres depuis le printemps dernier) est le pseudo consensus qu'on essaie de nous "vendre" de toutes parts sur un certain nombre d'éléments sacro-saints qui seraient immanents à la société tunisienne et dont il ne saurait être question d'y toucher sous peine de commettre le pire des impairs, la plus grave des hérésies. Or, rien qu'à énumérer les éléments en question et à les mettre côte à côte, on voit à quel point le "consensus" en question est artificiel et le discours qui s'efforce de l'imposer, du moins de le faire accroire, est stérile, combien la démarche est grossière et démagogique et, finalement, combien la pensée politique qui le sous-tend est pauvre. Trois choses se dégagent comme étant intangibles : "l'identité arabo-musulmane", le Code du Statut Personnel et le tourisme ! Une notion, une loi et une activité économique. Les faits historiques qui sous-tendent la première et qui lui sont de loin postérieurs remontent, au plus, à quatorze siècles dans un territoire dont l'histoire en compte le double. La deuxième date d'un demi-siècle et la troisième seulement d'une quarantaine d'années ! L'absurdité atteint son comble lorsqu'on voit le caractère parfaitement antinomique qui oppose ces trois éléments dont la coexistence n'a été rendue possible que par une politique du donnant donnant entre les deux pôles dits "moderniste" et "islamiste" (vous ne touchez pas aux "droits de la femme" et au tourisme, nous ne touchons pas à "l'identité arabo-musulmane" et vice versa) qui ne devrait donner le change qu'aux naïfs.
Nous avons déjà suffisamment discuté la question de l'identité, à défaut de l'épuiser, dans l'avant-dernier spot et dans plus d'un article. Quant aux deux autres questions, elles relèvent de certains choix économiques et sociaux fondamentaux qu'il convient d'aborder si l'on dépasse le seul débat sur la constitution et l'on doit ne pas s'arrêter à ce débat vu que l'assemblée qu'on se prépare à élire est censée, outre l'élaboration d'une nouvelle constitution, prendre en charge la destinée du pays en attendant la mise en place des nouvelles structures du pouvoir en désignant les détenteurs du pouvoir exécutif et en assumant le pouvoir législatif. En somme, c'est elle qui va devoir gouverner le pays, au moins pendant les douze à dix-huit mois à venir. J'ai donc cru utile de m'arrêter dans les deux à trois spots qui restent sur deux ou trois aspects relatifs aux orientations socio-économiques. Si j'y arrive au moyen de cette longue introduction digressive et qu'en plus je le fais en focalisant l'attention sur deux éléments sans lien apparent autre que celui évoqué plus haut, dérogeant aux bonnes vieilles recettes méthodologiques que nos aînés nous ont enseignées, c'est à cause de la singularité, pour ne pas dire l'extravagance, de la démarche décrite ici qu'il convenait de faire ressortir et de dénoncer.
Ce que cette démarche a de récusable, par-delà le fait qu'elle associe des éléments qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre, c'est qu'elle participe de la même approche sanctifiante et immobilisante qu'on reproche aux islamistes dans le traitement de questions qui n'admettent aucun immobilisme et aucune sanctification. Si l'on conteste aux islamistes le droit de se prévaloir de l'intangibilité de certains choix supposés spirituels ou ontologiques du fait de leur portée matérielle indéniable et leurs implications sociales, comment peut-on justifier l'application de cette même intangibilité à des choix et des orientations à caractère matériel économique ou social et donc historique par excellence ?! Mais prenons plutôt ces questions une à une et examinons les d'un oeil critique comme il faut procéder pour n'importe quelle question !
Il est clair que beaucoup de ceux qui s'empressent de proclamer haut et fort le caractère sacré du Code du Statut Personnel auquel personne ne devrait toucher et pressent tous les partis et mouvements (entendez spécialement les islamistes !) d'affirmer leur entière adhésion à ce principe sont animés d'une bonne intention - celle de préserver les acquis des femmes - et mus par une peur bleue de voir ces acquis remis en cause dans l'éventualité d'un gouvernement à coloration religieuse. Mais, l'enfer étant pavé de bonnes intentions, ce faisant, ils se retrouvent à reproduire exactement le même schéma de pensée privilégié chez leurs ennemis jurés qui consiste justement à vouloir imposer un certain nombre de présupposés axiomatiques atemporels incontestables comme principes de vie et choix de société, la seule différence entre les deux camps résidant dans le contenu de ces présupposés chez les uns et les autres. Il y a dix siècles, le théoricien de l'irrationalisme arabo-musulman qu'était Ghazáli liquidait la philosophie aussi bien que les mathématiques et les sciences en général (dans l'acception moderne du terme) en un tour de main effrayant de simplicité : ces disciplines peuvent mettre en péril la foi et le dogme sur lequel elle repose ; alors il faut s'en écarter ! Aujourd'hui, des politiciens des plus radicaux, modernistes à souhait, matérialistes, parfois même marxistes ou marxisants ne trouvent pas mieux que de nous dire : si l'on touche au CSP, cela va mettre en péril les acquis de la femme ; donc il ne faut surtout pas y toucher ! Or, personne parmi les défenseurs de cette fameuse loi promulguée par l'état bourguibien il y a plus d'un demi-siècle ne prend le temps de procéder à un examen sérieux du contenu de la loi en question ni des circonstances de sa genèse ni de faire un bilan de son application au cours des cinquante dernières années.
Ceux qui ont pris connaissance de mes précédents spots sauront qu'il n'est nullement question ici de remettre en question le principe d'égalité entre hommes et femmes. Rassurez-vous ! Je ne vais pas appeler à restaurer la polygamie, retirer aux femmes le droit de vote ou les renvoyer au foyer ! Bien au contraire ! Il s'agit seulement de relever quelques faits évidents que le régime de Bourguiba n'a jamais voulu voir parce qu'il n'allait pas profaner son bébé chéri dont il tirait une grande partie de sa légitimité d'état moderne laïc ou laïcisant, surtout en l'absence de la légitimité démocratique. Quant au régime de Ben Ali qui n'a fait que recevoir le précieux legs, essayant même de se l'approprier et d'en déposséder son prédécesseur à titre posthume, on ne pouvait attendre de lui qu'il fasse autre chose de cette vache à lait idéologique que la traire à l'épuisement à l'instar de ce qu'il a fait de toutes les autres vaches à lait du pays.
Progressiste, insolemment audacieux, le texte de Bourguiba l'était sans nul doute dans le contexte de l'époque. Néanmoins, en fin politicien, il ne pouvait justement faire fi totalement de ce contexte et c'est ce qu'il n'a pas fait ! Alors, il a, certes, instauré les droits que vous connaissez, abolissant un certain nombre de principes tirés du droit musulman. Mais, il n'a pas aboli tous ces principes et ceux qu'il a préservés ne sont pas des moindres. Il y a bien sûr le droit successoral fondé sur une discrimination criarde et qu'étonnamment pas grand monde ne semble tenté de remettre en cause, même aujourd'hui, plus de cinquante ans plus tard, probablement dans la crainte de toucher à ces fameux "principes sacrés" (المقدّسات) qu'on nous brandit à chaque tour de seconde. Mais, il n'y a pas que les règles de succession. D'autres traits fondamentaux du modèle de famille patriarcal ont été maintenus et, désormais, consacrés dans une loi dite civile dont le statut de "chef de famille" (demeuré l'apanage exclusif de l'homme) et les privilèges, mais aussi les obligations qui en découlent. Ainsi, la femme a le droit de travailler et d'avoir par conséquent un revenu stable indépendant de celui que pourrait lui procurer son conjoint. Mais elle n'est nullement obligée de contribuer aux dépenses du ménage, telle obligation incombant exclusivement à l'homme, alors que la contribution demeure strictement facultative pour l'épouse. De même, en cas de divorce, c'est au père d'assurer la subsistance et le logement des enfants, même si la mère a un travail permanent et qu'elle dispose de revenus comparables ou supérieurs à ceux du père...
Si pour la question de la succession, Bourguiba a dû faire une importante concession d'ordre tactique à l'establishment religieux sinon pour prévenir la levée de boucliers qui n'allait pas manquer de se produire, du moins pour en atténuer la portée, en maintenant le régime de la qiwáma ou la responsabilité économique du mari, il a sûrement bien calculé son coup pour à la fois lâcher un os aux conservateurs et en même temps ménager pour les femmes une protection contre les inévitables aléas qui allaient résulter du décalage entre la situation de droit et la situation de fait. Le juriste doublé de politicien qu'il était savait pertinemment qu'il ne suffisait pas de promulguer une loi pour que toutes les femmes aient accès au travail et disposent d'un revenu adéquat et stable du jour au lendemain et il pouvait aisément imaginer que s'il faisait sauter tous les verrous de la société patriarcale et les garde fous qu'ils offrent pour proclamer une égalité parfaite, une partie importante des femmes, si ce n'est la majorité d'entre elles, allaient se retrouver du jour au lendemain abandonnées à elles-même et menacées d'être sans abri et affamées.
Seulement, la Tunisie des années 70-80 n'avait déjà plus grand chose à voir avec celle des années 50. Encore moins celle de la fin du siècle passé et celle d'aujourd'hui. D'abord, avec l'urbanisation à outrance et l'accès massif des filles et des femmes à l'enseignement et au marché du travail, ces dernières ont cessé dans une large mesure d'être les laissées pour compte de la société au plan économique et social, surtout dans les grandes agglomérations urbaines. Plus récemment, avec la dévalorisation de l'enseignement et la précarisation de l'emploi, le bien être économique et social un temps acquis à d'appréciables franges de la société sans distinction de sexe allait s'étioler et rétrécir comme une peau de chagrin encore une fois avec une bonne dose d'égalité entre hommes et femmes. Naguère inégaux devant la loi, l'enseignement, l'emploi et la fortune, les tunisiens des deux sexes ont d'abord tendanciellement progressé vers une certaine égalité sur le plan économique avant de "jouir" en un deuxième temps d'une part comparable d'égalité dans le dénuement et la marginalisation
Premier paradoxe, le droit n'a pas bougé d'un iota pendant les deux phases en question avec les effets pervers constatés dans certains milieux citadins aisés et petit-bourgeois consistant, notamment en l'avènement d'un système quasi-matriarcal par certains de ses aspects qui rappelle à bien des égards l'univers dépeint par certains livres d'Hervé Bazin et, plus récemment, le rejet du mariage, symptomatiquement nettement plus marqué chez les hommes que chez les femmes (en fait, il n'est même pas sûr qu'on puisse parler de rejet chez ces dernières).
Deuxième paradoxe, si la femme instruite employée (surtout fonctionnaire) ayant acquis une certaine autonomie financière sans devoir nécessairement assumer les charges et responsabilités qui découlent d'un tel statut a souvent bénéficié de cette discrimination socio-économique "positive" au sein du ménage, les femmes des couches urbaines paupérisées prolétaires (les fameuses "femmes des fabriques et ateliers" نساء المعامل) ou sans travail et celles des campagnes qui ont toutes en commun un niveau d'instruction bas ou nul, qui soit n'ont pas accès au marché du travail soit sont employées à des travaux éprouvants, sous-payés ou non payés du tout (dans le cas des femmes qui travaillent la terre dans le lopin familial) et qui ne possèdent ni la culture juridique appropriée ni les moyens matériels adéquats pour en profiter ne tiraient, elles, aucun bénéfice du CSP. Bien au contraire, il servait parfois d'instrument supplémentaire de privation et d'oppression.
Je sais que la situation sur le terrain est souvent plus complexe et que ce tableau qui se veut lucide et critique peut lui-même paraître schématique et gagnerait à être nuancé. Il n'en demeure pas moins que, pour le bien de la femme tunisienne et de la société tout entière, le Code du Statut Personnel doit être traité pour ce qu'il est, à savoir un texte de loi qui a vu le jour dans un contexte historique, social, politique et culturel donné et qui ne peut être pérennisé dans la lettre en le plaçant au-dessus de toute critique ou révision possible, donc, en dernière analyse, au-dessus de l'histoire, sous prétexte d'en préserver l'esprit. Il n'est pas de meilleure façon de trahir son esprit et les objectifs justes qui ont certainement animé son initiateur et d'apporter de l'eau au moulin de ses adversaires.
Je vois que j'ai largement débordé le cadre du "spot" sans même avoir abordé l'autre question. Tant pis ! Au diable la campagne électorale et ses règles strictes. Après tout, je ne suis pas vraiment candidat.
Je reviendrai une autre fois à cette autre entité "sacrée" qu'est le tourisme.
Les "maîtres" dérégulateurs du monde globalisé version néo-libérale "obscurante", qui, semble-t-il, avait en la Tunisie son "élève modèle" ; or, à force d'exemplaire soumission, ce régime s'est tellement vicié au point de menacer le système corrupteur...Il fallait s'en débarrasser en utilisant les masses...Pour le reste, les nouveaux opportunistes ne manquent pas;pauvre peuple...
ReplyDelete