Le jour anniversaire de la mort du leader historique, premier chef d'état de la Tunisie indépendante, a été marqué par des célébrations variées et inédites qui contrastent avec l'indifférence générale qui a systématiquement accompagné les anniversaires précédents. Ces célébrations et les hommages appuyés rendus au défunt président devaient servir de revanche posthume pour ce dernier sur celui qui l'avait détrôné pour lui succéder, tout en marquant la mort politique en attendant celle physique de celui-ci. Juste retour des choses, dira-t-on. Certes. Mais, a-t-on vraiment besoin dès qu'on a destitué un despote d'en réhabiliter un autre ? Est-on condamné à ne jamais déboulonner une statue sans en élever ou rétablir une autre ? Toute la question est là.
Que Bourguiba a été presqu'inhumé vivant, c'est un fait. Qu'il a fini ses dernières années dans l'oubli, assigné à résidence, privé des moindres conditions d'une vie digne, nul ne le conteste. Qu'il n'y ait aucune comparaison possible entre le prédécesseur et le successeur, l'un ayant été un homme d'état digne de ce nom, l'autre un vulgaire flibustier, leurs biographies respectives en fournissent l'éloquente preuve. Mais, tout cela justifie-t-il la tendance manifeste à faire de l'ère bourguibienne une page immaculée, de laver Bourguiba de tout écart, de toute erreur, de tout méfait ? Certainement pas.
Rendre à César ce qui lui appartient, c'est lui rendre tout ce qui lui est dû, qu'il soit bon ou mauvais, et pas seulement célébrer ses bienfaits et fermer les yeux sur le reste. Or, les bienfaits de Bourguiba sont connus. On peut aisément citer parmi les plus remarquables le fait d'avoir fait de l'enseignement une priorité absolue (on ne le louera jamais assez pour l'avoir fait), l'introduction forcée d'une certaine émancipation de la femme dont on fait aujourd'hui un acquis irrévocable ou encore le fait d'avoir résolument engagé la société sur la voie de la modernité tout en veillant à la doter d'un état civile, de sorte que sur ces trois fronts, notre pays se trouve même aujourd'hui, après 23 ans de pouvoir mafieux destructif et destrucurant, bien en avance sur tous ses voisins, même si aucun de ces choix ne s'est effectué dans des conditions et selon des modalités parfaites et qu'il y a tourjours eu un revers de la médaille pour chacune de ces options.
Une oeuvre louable, certes, remarquable même à certains égards. Mais il ne faut pas oublier tout le reste qui n'est lui-même guère négligeable. Le passif de Bourguiba, pour s'exprimer en termes économiques, ne pèse pas moins lourd dans la balance que son actif, quel que soit le poids de ce dernier. La marque la plus visible de ce passif se situe évidemment au plan politique. Elle se reconnaît aux limites de cet état modrene et civile qu'il a su construire ou reconstruire et qu'il n'a jamais voulu démocratiser ni su en privilégier la dimension institutionnelle sur celle personnelle. Le parti unique, c'est Bourguiba. La figure du chef providentiel omniscient et omnipotent, c'est Bourguiba. Le culte de la personnalité, c'est Bourguiba. La répression sans merci de toute velléité contestataire, l'arbitraire d'état, mais aussi la manipulation, la manoeuvre et l'opportunisme politiques, érigés en mode de gouvernement, même si souvent pratiqués habilement, le bon usage de la médiocrité des moutons de Panurge et des profiteurs et l'acharnement à mort contre tous ceux qui affichaient des qualités certaines, à commencer par la dignité, et refusaient de rentrer dans les rangs des premiers cités, ça aussi, c'est Bourguiba.
Rien ne se concevait et ne se mettait en œuvre sans sa bénédiction. Ainsi, on peut toujours dire que la Tunisie a tour à tour connu une phase de "socialisme d'état" avec Ben Salah, une autre de libéralisme débridé et sauvage avec Nouira et une troisième de populisme arabisant avec Mzali. Mais, tout cela, c'était d'abord et toujours Bourguiba qui le rendait possible, le favorisait, l'encensait avant de le renier et de s'en laver les mains lorsque ça tournait mal. C'est Bourguiba qui a tué l'agriculture deux fois, d'abord en avalisant la collectivisation des pauvres, ensuite en optant résolument pour les pseudo-industries manufacturières et exportatrices. et le tourisme C'est Bourguiba qui a instauré la culture et le culte du tourisme comme seule activité économique rentable, viable et bienvenue aux yeux de l'état, si bien que personne n'ose aujourd'hui le remettre en question et que l'on attend même des garanties sur sa préservation comme pour les droits de la femme. C'est sous Bourguiba que notre première fierté, l'enseignement public pour tous, a commencé à être négligé sur le plan budgétaire, à se détériorer qualitativement et à devenir en rupture totale avec les besoins de la société, déversant tous les ans des dizaines de milliers de diplomés voués au chômage. Enfin, c'est Bourguiba qui a favorisé l'obscurantisme et le salafisme pour combattre la gauche universitaire et syndicale formée à sa propre école et imprégnée de ces mêmes idéaux qu'il n'avait cessé de glorifier, mais qui devenait gênante, voire dangereuse pour son pouvoir absolu, avant de se retourner contre ces démons qu'il a lui-même déchaînés lorsqu'ils ont incarné à leur tour ce péril de la contestation politique qu'il redoutait tant...
En un mot, Bourguiba, c'est Ben Ali. La formule peut paraître choquante. Elle est en tout cas provocante sous sa forme de raccourci. Mais cette provocation est voulue et le raccourci est à peine exagéré car, faut-il encore le rappeler, c'est d'abord Bourguiba qui a formé Ben Ali, l'a un temps mis au frigo avant de le ranimer et de le hisser au sommet de l'état pensant l'utiliser pour liquider ces démons qu'il avait tantôt déchaînés et qu'il n'arrivait plus à contrôler et se croyant toujours assez fort pour se débarrasser de lui le moment venu, une fois la sale besogne accomplie, en lui faisant endosser à lui seul la responsabilité du massacre qui se préparait. Mais, au delà de la responsabilité directe de Bourguiba dans l'ascension fulgurante de Ben Ali au faîte de l'état, c'est le modèle de régime qu'il a mis au point et déployé aussi bien que sa manie de faire le vide politique autour de lui non seulement en coupant la voie à toute opposition, mais aussi en éliminant toute personalité politique qui commençait à prendre de l'envergure risquant de lui faire de l'ombre, voire de mettre en péril sa mainmise absolue sur les rouages de l'état, qui a rendu possible l'accession d'un personnage pour ainsi dire inculte sans charisme ni projet politique et surtout sans le moindre scrupule à la magistrature suprême.Il serait peut-être aussi bon d'ajouter que si, à la différence radicale de Ben Ali, Bourguiba lui-même en homme politique authentique à l'ancienne, n'a jamais cherché à tirer le moindre profit matériel de sa position de chef d'état, le pouvoir étant la seule chose qui comptait à ses yeux, et s'il n'a pas plus permis aux membres de sa famille un quelconque privilège du même ordre, on ne peut passer sous silence deux exceptions notables d'abus de pouvoir dans son entourage immédiat, personnifiées par deux femmes. D'abord, sa seconde épouse Wassila Ben Ammar, qui sans être de près ou de loin comparable à Leïla Trabelsi, n'en a pas moins joué le rôle d'une véritable Kahyzuran* des temps modernes, prenant une part importante dans la montée en grade de certains dirigeants et la disgrâce d'autres. Mais il y eut aussi la figure de madame Saïda Sassi, la nièce qui a vite fait de chausser les pantoufles de Wassila, une fois cette dernière répudiée pour avoir un rôle grandissant pendant les années crépusculaires du vieux lion et dont on dit que les bonnes grâces ont pas mal aidé le jeune loup montant de l'époque, un certain Zine El Abidine Ben Ali.
Une fois ces vérités de base rétablies, il importe d'attirer l'attention sur un autre fait encore plus important dont la compréhension est déterminante, voire décisive, pour l'avenir et même le présent de la Tunisie. Comme rien ne se fait gratuitement en politique, on est en droit de s'interroger sur les véritables motifs de cet engouement soudain pour le personnage de Bourguiba. S'agit-il nécessairement ou, du moins, seulement d'un élan spontané mû par un mélange de repentance, de reconnaissance tardive et de souci d'équité envers le père de la Tunisie moderne ? Certains indices aussi bien que le contexte particulier de ce réveil de conscience me laissent dubitatif. Plutôt que d'avancer une affirmation, je me contenterai de risquer une question. Derrière la réhabilitation symbolique de Bourguiba dans la mémoire collective des tunisiens et à travers cette réhabilitation, n'est-ce pas la réhabilitation de fait dans leur vie présente de toute une flopée de personnages qui ont gravité autour de lui qui est visée ? Je pense aux Sayah, Belkhoja, Guiga et autres Filali, Ben Salah. et d'autres encore que l'on voit tantôt discourir d'autorité à la télévision sur le passé, le présent et l'avenir du pays tantôt plastronner au premier plan des cérémonies de commémoration. Je pense aussi aux Mebazaa et Sebsi qui se sont vus par un extraordinaire retournement de situation confiés la destinée du pays en ce moment particulièrement crucial de son histoire. Or, si comme je l'ai écrit, toutes proportions gardées, Bourguiba, c'est Ben Ali, je pense pouvoir ajouter avec la même dose de réserve, Essebsi, c'est Bourgiba.
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* Epouse du khalife abbasside Al-mahdi et mère de cet autre khalife abbasside nettement plus célèbre que fût Haroun Ar-rashid.
Une fois ces vérités de base rétablies, il importe d'attirer l'attention sur un autre fait encore plus important dont la compréhension est déterminante, voire décisive, pour l'avenir et même le présent de la Tunisie. Comme rien ne se fait gratuitement en politique, on est en droit de s'interroger sur les véritables motifs de cet engouement soudain pour le personnage de Bourguiba. S'agit-il nécessairement ou, du moins, seulement d'un élan spontané mû par un mélange de repentance, de reconnaissance tardive et de souci d'équité envers le père de la Tunisie moderne ? Certains indices aussi bien que le contexte particulier de ce réveil de conscience me laissent dubitatif. Plutôt que d'avancer une affirmation, je me contenterai de risquer une question. Derrière la réhabilitation symbolique de Bourguiba dans la mémoire collective des tunisiens et à travers cette réhabilitation, n'est-ce pas la réhabilitation de fait dans leur vie présente de toute une flopée de personnages qui ont gravité autour de lui qui est visée ? Je pense aux Sayah, Belkhoja, Guiga et autres Filali, Ben Salah. et d'autres encore que l'on voit tantôt discourir d'autorité à la télévision sur le passé, le présent et l'avenir du pays tantôt plastronner au premier plan des cérémonies de commémoration. Je pense aussi aux Mebazaa et Sebsi qui se sont vus par un extraordinaire retournement de situation confiés la destinée du pays en ce moment particulièrement crucial de son histoire. Or, si comme je l'ai écrit, toutes proportions gardées, Bourguiba, c'est Ben Ali, je pense pouvoir ajouter avec la même dose de réserve, Essebsi, c'est Bourgiba.
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* Epouse du khalife abbasside Al-mahdi et mère de cet autre khalife abbasside nettement plus célèbre que fût Haroun Ar-rashid.
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