Cette expression issue du répertoire discursif qui a fleuri depuis le 14 janvier 2011 est (avec d'autres qu'on n'aura aucune peine à identifier) l'une des expressions les plus répandues aujourd'hui sur la scène politique et médiatique tunisienne. Tout le monde en parle de ces "acquis" et tout le monde veut, promet, se jure de les protéger, à qui mieux mieux ! Il suffit de voir les déclarations et (quand ils en ont) les programmes des partis politiques de l'ère nouvelle. Une si belle unanimité tendrait à nous faire croire que ces acquis, non seulement ils existent, mais ils sont connus de tous et qu'ils sont surtout nombreux ou du moins plusieurs, importants et déterminants, voire fondamentaux et décisifs, et de ce fait précieux. Or, l'incrédule que je suis a beau scruter l'horizon le plus proche (celui que me permet de déceler ma vision très limitée ; d'ailleurs, j'en profite pour lancer un appel d'ici même à tous ceux qui ont une meilleure vison que la mienne à ne pas hésiter à éclairer ma lanterne), se creuser les méninges, passer en revue les événements, éplucher les décisions, les annonces et toutes les informations qui me sont parvenues du pays par le biais de la télévision, de la radio et des pages web (il est vrai que je n'ai pas de compte facebook ou twitter, c'est peut-être là qu'il fallait chercher), je n'ai réussi à repérer aucun de ces acquis ni fondamental ni accessoire, ni décisif ni sans effet tangible, ni durable ni même provisoire...
On a, certes, perdu Ben Ali (je déteste l'abréviation qu'on a fait de son nom et qu'un journaliste de la télé aussi zélé dans ces commentaires dénonciateurs d'aujourd'hui qu'il l'était dans ceux élogieux d'hier et dont je continue d'entendre la voix depuis... 40 ans a eu l'idée géniale d'arabiser, accentuant mon dégout et pour la trouvaille et pour son auteur) et madame et fifilles et frangins et frangines et gendres et neveux et nièces... La liste est longue et si l'on s'amuse à faire de la disparition de chacun d'eux un acquis, les acquis se compteraient par dizaines. Mais j'aurais pensé qu'il s'agissait là plutôt d'une perte et non d'un acquis. Il est vrai qu'on a hérité de monsieur Mebazaa et Caïed Essebsi à la place. Mais s'agit-il pour autant d'acquis ? Je n'en suis pas si sûr. Je dirais même qu'on perd au change. D'abord, l'un et l'autre ne nous apportent pas la moindre parentèle pour remplacer la précédente. Quand bien même il représenteraient à eux seuls des acquis, ces derniers ne seraient que provisoires comme le statut déclaré de ces deux dignitaires. Autant renoncer à chercher ces fameux acquis parmi le personnel gouvernant entre les nouveaux ministres eux également aussi provisoires que leur chef et leur président et les anciens ambassadeurs, gouverneurs, délégués et autres pdg qui sont toujours en poste ou ont seulement changé de poste ou de lieu d'affectation...
Que reste-t-il sinon ? Les centaines de milliers de chômeurs sont toujours aussi chômeurs. Les patelins perdus comme certaine grandes agglomérations dépourvus de tous les attributs de la vie moderne, que dis-je ?, des commodités les plus élémentaires, sont toujours aussi démunis. Notre économie est toujours la même. On est toujours suspendus aux téléscripteurs (excusez l'archaïsme) qui vont nous apporter les annonces des centaines de milliers de garçons de cafés, de femmes de ménages et de petits employés ouest-européens et autres ouvriers et fonctionnaires d'Europe de l'est ou, à défaut, de nos frères algériens qui viendront remplir nos hôtels qu'on a commencé par construire pour s'occuper ensuite de leur trouver une fonction. Notre agriculture est toujours aux abonnés absents. Notre industrie se résume encore en quelques usines de câblages opérant en sous-traitance et en des dizaines de centres d'appels devenus à la fois la terre promise et le purgatoire de tous nos diplômés. Notre enseignement est toujours aussi médiocre, coupé de toute réalité économique et dépourvu du moindre choix stratégique clair ou plutôt basé sur des choix encore plus provisoires que notre président, notre premier ministre et ses ministres. Notre administration est toujours aussi inefficace et dédaigneuse à l'égard de ceux qu'elle est censée servir. Notre santé, l'ensemble de nos services publics toujours aussi défaillants...
J'exagère, n'est-ce pas ? A peine.
Faut-il pour autant en blâmer quelqu'un ? Pas vraiment. Fallait-il que tout cela soit changé tout de suite. Cela aurait été irréaliste de le croire et excessif de l'exiger. On est encore embourbé dans les préparatifs et les débats de la transition : nouveau code électoral, assemblée constituante, scrutin uninominal ou par liste, régime parlementaire ou présidentiel, état laïc ou ayant l'islam pour religion... Il est clair que les acquis de la révolution, non seulement ils ne sont pas encore là, mais, surtout, ils restent à bâtir, à enlever de haute lutte et avant même cela à déterminer, à conceptualiser, à projeter. Oui, mais, alors, de grâce, qu'on cesse de nous rabattre les oreilles de cette antienne et qu'on cesse de nous tourner en bourriques en nous promettant de protéger des acquis qui n'existent même pas et qui restent encore à définir même avant de penser à la manière de les atteindre, et de joindre l'acte à la pensée. Que tous ceux qui veulent gagner nos voix en nous faisant ce genre de promesse s'attellent à ces taches préliminaires, certes moins pompeuses et surtout moins susceptibles d'accrocher l'intérêt des potentiels électeurs, mais ô combien nécessaires et surtout moins trompeuses, moins fallacieuses !
En un mot, les acquis de la révolution sont encore à construire. Il s'agit d'abord de les définir sous la forme d'objectifs à atteindre, de formuler des stratégies, des politiques et des projets pour y parvenir et de déterminer les acteurs qui doivent prendre part à ces projets et mettre en œuvre ces stratégies et ces politiques. Ce n'est qu'après avoir défini les contours de ces taches et les avoir menées à bon escient et qu'on en aura cueilli les fruits, qu'on pourra parler d'acquis à protéger et préserver et qu'on pourra même dire s'il y a vraiment eu une révolution au vrai sens du terme ou un simple soulèvement sans lendemain.
Ceci dit, il y a bien un "acquis" qu'on pourrait invoquer et faire valoir dès aujourd'hui. C'est celui qui m'a permis d'écrire tout ce que j'ai écrit ici (et ailleurs). Je veux parler d'une certaine liberté d'expression et même d'action qui, même si elle peut être incomplète voire éphémère, n'en est pas moins un fait indéniable au jour d'aujourd'hui, de même que la liberté de constituer des parties politiques. Or, qu'en a-t-on fait jusqu'ici ? En a-t-on fait le meilleur usage possible ? Je me permets d'en douter. Quand on n'a pas profité de la liberté d'expression pour échanger insultes et anathèmes sur les pages facebook, dans les blogs et, probablement, dans la presse que je ne lis pas ou pour tirer sur des morts, les "tireurs" étant souvent aussi pourris que les "tirés" sinon plus, quand on n'a pas saisi l'opportunité de la liberté d'action concédée ou simplement oubliée (avant de la reprendre) pour terroriser quelques pauvres prostituées dans de véritables "ghazwas" des temps modernes ou pour casser du juif, du laïc et du athée ou celle de constituer des partis politiques pour en créer des plus guignolesques (la télévision nationale a eu cette heureuse initiative de leur donner à tous tour à tour la parole et je peux vous assurer que parfois, pour ne pas dire souvent, c'est plus hilarant ou plus fade, au choix, que le feuilleton du mois de ramadan !), on attend toujours de véritables débats publics sérieux sur les préoccupations du présent et les enjeux et projets de demain comme on n'a d'autres programmes politiques dignes de ce nom à se mettre sous la dent que celui des adeptes de l'état de dieu sur terre...
Franchement, si ceux qui ont payé de leurs vies ne l'ont fait que pour parvenir à un tel résultat, ils auraient pu tout aussi bien rester encore quelques mois ou quelques années parmi nous et surtout avec les leurs en attendant de quitter ce monde par quelque mort naturelle ou accidentelle qui ne soit ni nécessairement violente ni surtout provoquée. D'ailleurs, il serait tellement plus juste et, en tout cas, plus décent que ceux qui se signent au nom de "ces martyrs" à chaque éveil matinal et avant de s'endormir, sans parler de chaque fois où ils ouvrent la bouche, leur rendent un hommage peut-être plus silencieux mais certainement plus à même d'être à la hauteur de leur sacrifice extrême et ultime en essayant de voir et de faire ce qui servirait le mieux tous ceux qui sont encore en vie et qui aurait le plus fait plaisir à ceux qui l'ont quitté sans l'avoir vraiment voulu ou sans même s'en rendre compte dans leur élan de ras-le-bol généreux.
No comments:
Post a Comment