La question peut paraître déplacée à voir la satisfaction générale suscitée par l'annonce de cette décision et quand on sait qu'il s'agissait là de l'une des principales revendications de la rue et des milieux de l'opposition au cours des récentes semaines. Satisfaction et revendication légitimes, compte tenu des atrocités que cet appareil a commises à l'encontre de bien des centaines, voire des milliers de tunisiens au fil des décennies, déjà sous le règne de Bourguiba (y compris à une époque où l'actuel premier ministre était directeur de la sûreté puis ministre de l'intérieur, faut-il l'oublier ?), ensuite pendant celui de Ben Ali ? Des vies entières ont été brisées au propre et au figuré, le plus souvent pour une simple profession de foi, le plus élémentaire des délits d'opinion, les "coupables" n'ayant rien fait d'autre qu'exprimer leur pensée sur la situation du pays ou sur le compte de ceux qui le gouvernent, rarement pour des actes et si acte il y avait, cela ne dépassait guère la participation à une réunion secrète parce qu'il était hors de question d'essayer de se réunir en public pour parler politique ou la distribution de tracts parce qu'il était impossible de publier un journal ou de s'exprimer dans l'un de ceux qui existaient déjà. Des carrières ont été brisées, des familles éparpillées et leurs membres harcelés même quand on n'avait rien à leur reprocher à part leurs liens de parenté avec "les lépreux"...
Quoi de plus normal, dès lors, que de revendiquer le démantèlement de cet appareil de répression à la fois effroyable et détestable et comment ne pas s'en réjouir quand la revendication semble avoir été écoutée ?
Quoi de plus normal, dès lors, que de revendiquer le démantèlement de cet appareil de répression à la fois effroyable et détestable et comment ne pas s'en réjouir quand la revendication semble avoir été écoutée ?
Le problème, c'est qu'on ne supprime pas la police politique. Peu importe l'appellation, aucun état moderne (et même ancien) dans le monde ne peut envisager se passer de ses services de police de l'ombre qui ont justement pour fonction de défendre cet état contre ses ennemis internes et externes en surveillant et, si nécessaire, en punissant, pour paraphraser un auteur célèbre, et ce n'es certainement pas M. Caïed Essebsi qui a passé plusieurs années à la tête de la sûreté puis de l'ensemble du ministère de l'intérieur et qui doit être le premier à le savoir. D'ailleurs, qu'on se le dise bien, le phénomène s'est peut-être aggravé sous Ben Ali comme en témoigne l'ampleur prise par l'appareil répressif et l'envergure de la répression, mais il n'en est pas moins vrai que ce phénomène a existé de tout temps, une espèce de police secrète ayant probablement existé au sein du Néo Destour même dès la période des luttes anticoloniales avant de s'institutionnaliser et de mener sa sale besogne à l'ombre de l'état indépendant. Des arrestations, des tortures, des détentions sans procès et/ou des procès politiques ont eu lieu sous tous les premiers ministres ou hommes forts du pouvoir, de Ben Salah (sans avoir été premier ministre, il a été à son moment de gloire le numéro deux du régime après Bourguiba, bien plus puissant que Mohamed Gannouchi sous Ben Ali) à Ghannouchi en passant par Nouira, Mzali, le même Ben Ali, Baccouche et Karoui et tous les minstres de l'intérieur, y compris Caïed Essebsi lui-même, Belkhoja, Guiga... (inutile de remonter aux noms les plus récents). Pourquoi, alors, le nouveau premier ministre a-t-il pris une telle mesure (parce qu'il est évident que cette décision vient de lui et non du brave monsieur Rajhi) ? Est-ce le signe d'une repentance tardive ou se serait-il assagi avec l'âge ? Je me permets d'en douter et ce n'est point une insulte. Bien au contraire car ç'aurait été une marque impardonnable d'inexpérience et d'irréalisme de sa part que de vouloir vraiment se passer d'un service aussi précieux et sans nul doute indispensable à l'état. Plutôt que de lui faire cet affront, je dirai qu'en vieux briscard de la politique qui a parfaitement pris la mesure de la situation et sait que la première chose à faire dont dépend son salut et celui de son gouvernement est d'amadouer la bête déchainée, M. Caïed Essebsi cherche par cette mesure spectaculaire comme par son offensive de charme communicationnel ponctuée de proverbes, de versets coraniques, de hadîths et de traits d'humour (mais aussi de pointes venimeuses) à séduire la rue et à gagner sa confiance. Il peut se permettre ce qui peut paraître à tout observateur averti une extravagance, d'autant qu'il sait qu'il n'est là que pour quelques mois et que, le temps qu'on découvre la supercherie et qu'on s'avise de la lui reprocher, il sera déjà parti.
Que faut-il faire, alors ? Dénoncer l'imposture ? Exiger des preuves et des garanties de cette mesure ? Nul besoin. Pourquoi priver les gens de cette revanche symbolique sur les années noires de répression et d'effroi ? Il suffit que les plus avisés, ceux qui vont nous représenter demain en nous gouvernant ou en portant notre voix, au parlement, au sein des différentes instances de contre-pouvoir, dans la presse, expliquent clairement aux puissants de demain que si l'on comprend que le nouvel état tunisien ne va pas faire exception et qu'il se doit d'avoir ses services spéciaux de sécurité intérieure et de contre espionnage et que l'on est prêt à le tolérer, il faut tout faire pour circonscrire les prérogatives de ces services dans des limites clairement définies et faire en sorte qu'ils soient au service d'une entité : l'état et non d'un parti, d'une caste, d'un groupe restreint de personnes ou, encore moins, d'un seule individu comme ce fut le cas tour à tour sous Bourguiba et sous Ben Ali. Pour ce faire, il faut d'abord, réduire drastiquement le nombre de ces services mêmes et leurs effectifs devenus tellement pléthoriques qu'ils dépasseraient en importance ceux de la police régulière, ensuite, en les assujetissant à un cadre législatif et réglementaire strict à même d'empêcher les débordement et les dérapages et, enfin et surtout, en les soumettant au contrôle du parlement qui doit garder un droit de regard sur leur structuration, leur financement (budget) et leur fonctionnement avec la possibilité d'intervenir à tout moment pour rectifier, restreindre, dénoncer et demander des comptes. Après tout, dans les plus vieilles démocraties, en Grande Bretagne, en France et aux Etats Unis, pour ne citer que ces trois exemples, ils ont partout des services parallèles, secrets, spéciaux (ce ne sont pas les adjectifs ni les appellations qui manquent). Mais, ils n'ont pas pour mission de maintenir le président au pouvoir, assurer l'hégémonie et la mainmise sur le pays de tel ou tel parti ou protéger les intérêts de tel ou tel groupe. Bien sûr, il leur arrive tous de passer outre ces limites, de tromper dans des affaires louches, parfois carrément sales. C'est conforme à leur nature, à leur mode d'organisation et d'action. Seulement, ils peuvent à tout moment être démasqués, dénoncés, sanctionnés et rappelés à l'ordre.
Si l'on parvient à faire pareil, ce sera déjà pas mal et pas besoin pour nous de revendiquer la dissolution de ces services ni pour nos politiciens qui se croient malins de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas et faire mine de nous donner raison, poursuivant cette infantilisation que j'ai dénoncée à plus d'une reprises sur ces colonnes.
En revanche, ce que ne devrait pas nous faire oublier cette mesure balsamique, c'est la nécessité de rétablir les victimes dans leurs droits et de leur rendre justice même symboliquement. C'est la moindre des choses qui leur est due. C'est aussi un impératif qui donnerait peut-être à réfléchir à tous les bourreaux potentiels lorsqu'ils seront tentés demain ou après demain de commettre les mêmes impairs. Remarquons en passant que lorsque la question de traduire en justice ceux qui sont coupables de crimes de torture, monsieur Caïed Essebsi s'est déjà montré nettement moins "généreux" en concessions et moins enclin à suivre la vox populi ! On retiendra surtout, à part une vague promesse que s'il s'avère que certains ont commis des crimes ils seront punis (comme s'il ne s'agissait que d'une pure hypothèse de travail), qu'il a mis en garde contre "la généralisation" abusive. Mais bien sûr qu'il y a eu des crimes contre le peuple, contre les gens, contre des personnes dont certaines en sont mortes, mais d'autres, nombreuses, heureusement bien vivantes qui ont déjà témoigné dès qu'elles l'ont pu et ne manqueront pas de le refaire. Et de ces crimes doivent rendre compte à la justice et au peuple non seulement les tortionnaires de la police politique qui n'ont pas le droit d'invoquer le fait qu'ils agissaient sous les ordres et qu'ils étaient en sévices commandés (ou alors, les officiers de l'armée de Kaddhafi qui bombardent aujourd'hui Benghazi et Musrata seront en droit de faire de même demain !), mais aussi les directeurs de la sûreté (les Bennour, Ganzouï...), les ministres de l'intérieur, les premiers ministres mêmes (Désolé, monsieur Ghannouchi ! C'est trop facile de dire qu'on ne s'occupait que d'économie et d'invoquer le fait de ne pas s'être enrichi sur les deniers de l'état.) et Ben Ali lui-même. Voilà l'un de ses crimes pour lequel on doit absolument le juger en plus de celui d'avoir lui-même pillé la nation et permis son pillage à d'autres et non pas celui de désertion suite à l'abandon de son poste en tant que chef suprême de l'armée !
No comments:
Post a Comment