Précision

Ce que que vous lisez ici, ce sont mes impressions, parfois à chaud, basées sur ma connaissance de l'histoire du pays, de sa situation présente et sur ma culture générale, toutes étant forcément limitées et, en tout cas, relatives. Ces réflexions n'engagent que ma personne, ne représentent aucun parti ou groupe organisé et ne se rapportent à aucun projet politique établi. Ce sont les simples réflexions d'un citoyen intéressé au devenir de son pays et concerné par le sort de son peuple qui voudrait apporter quelque chose à l'un et à l'autre, mais qui n'a rien d'autre à offrir à part ces cogitations.

Sunday, March 4, 2012

Ennemi public numéro 1 ! Pourquoi tout ce bruit autour de l'information ?

Depuis quelques temps, l'information en général et l'information publique en particulier, notamment la télévision nationale, focalise toutes les attentions et toutes les critiques qui virent le plus souvent à l'agression pure et simple. Pourquoi l'information et pas l'appareil judiciaire ou l'appareil sécuritaire ? Pourquoi pas l'administration, les pouvoirs locaux ou la finance ? L'interrogation est légitime. Cela veut-il dire pour autant que le questionnement de l'information est inopportun ou carrément sans objet ? Certainement pas. Seulement, si la mise en question est légitime, on ne comprend pas pourquoi cette mise en question porte de façon primordiale voire exclusive sur l'information et épargne des secteurs au moins tout aussi importants s'ils ne le sont pas davantage. Mais ce qui dérange le plus, c'est le fond même de cette mise en question. Car il suffit d'examiner de près le contenu des attaques menées contre l'appareil d'information et la source de ses attaques pour comprendre la nature de la bataille et de l'enjeu qui est au cœur de telle bataille. Et c'est, malheureusement, tout simple. Qu'il s'agisse de déclarations officielles ou de "manifestations populaires spontanées", un seul et unique reproche est fait à la télévision nationale qui est au centre des attaques : son hostilité au gouvernement et au principal parti politique qui l'anime et à l'égard des islamistes et de l'islamisme en général. Nul besoin, dès lors, de désigner la source des attaques qui se limite à ceux qui seraient la cible de l'hostilité présumée, tantôt représentés par leurs chefs de file et porte-paroles, tantôt par leurs militants de base qui sont alors présentés comme représentant "la voix du peuple". Pourtant, il y a bien d'autres reproches qu'on pourrait formuler dans une démarche véritablement critique et non politicienne à l'encontre de la télévision nationale, aussi bien au niveau de l'institution qu'à celui des journalistes dont on peut citer le manque de transparence, d'innovation réelle et de professionnalisme pour ne mentionner que ces exemples. Seulement, de tels constats ou reproches, on les formule dans un but critique pour aider à l'émancipation et à la maturation d'un appareil qui en est encore à ses premiers balbutiements sur la voie d'une expression à la fois libre et plurielle susceptible de lui permettre de jouer son triple rôle de témoin, d'éclaireur et de vigile qui sont les fonctions essentielles d'une information digne de ce nom dans une société démocratique moderne.
Mais le souci des détracteurs de la télévision publique se situe ailleurs. Il est d'ailleurs symptomatique que, le plus souvent, leurs propos délaissent rapidement le cahier de doléances pour passer au dénigrement et à la calomnie, la formule la plus courante étant celle qui qualifie l'appareil en question de "violet" ou encore "novembrien", c'est-à-dire encore fidèle au régime de Ben Ali. Parfois, l'on parle carrément de "poches de résistance" ou de la présence d'anciens du RCD (ancien parti au pouvoir). Y a-t-il encore des hommes du régime déchu au sein de la télévision ? Je n'en sais rien. C'est possible ; c'est même probable. Par contre, si c'est la tare des tares que ce cher gouvernement d'Ennahdha et ses supporters reprochent à la télévision nationale, ce que je sais de science certaine et qui ne relève pas seulement du domaine du possible ou du probable, c'est que ce même gouvernement compte en son sein au moins un ancien haut responsable de ce même régime tant décrié et son domaine de responsabilité n'est même pas de ceux qu'on qualifie généralement de "techniques" (outre les postes de secrétaire d'état à la pêche puis à l'environnement, il a notamment occupé sous Ben Ali le poste de chef de cabinet du ministre de l'intérieur à une période située bien loin de la période rosâtre ou plutôt grise qu'on peut qualifier de "période de grâce", "de bénéfice du doute" ou "d'incertitude", selon les goûts, pour ceux qui n'étaient pas fixés sur le compte de l'ex-dictateur dès le départ) qui a été repêché une première fois par M. Essebsi avant d'être retenu au sein du gouvernement Jebali en tant que ministre conseiller de ce dernier pour les questions de sécurité. Rien que la présence de cet ancien apparatchik dans un domaine aussi sensible, sans parler de tous les autres cadres supérieurs ou moyens qui ont pu être maintenus à leurs postes ou recyclés au sein de l'administration, devrait interdire à ces zélotes de condamner la télévision pour une telle raison, fût-elle vraie. Ils ont d'autant plus de raisons de s'en abstenir quand on voit l'empressement et l'obséquiosité dont ils ont fait récemment étalage auprès des autorités qui ont offert le refuge à Ben Ali lui-même et non pas à un pauvre journaliste ou un rond de cuir obscur qui l'aurait servi par le passé, laissant la charge de le juger, de le condamner et éventuellement de lui demander réparation (comment ?) "aux mains de la justice" !
Que les journalistes de la télévision tunisienne aient fait preuve d'un certain raidissement à l'égard de tous ceux qui se sont succédé à la tête du pays depuis le 15 janvier 2011 et pas seulement de ceux actuellement en place, c'est tout à fait perceptible. Que ce raidissement ait parfois pris l'allure d'une certaine adversité, c'est tout aussi clair. Mais, c'est plus une hostilité de forme, d'ailleurs souvent maladroite, que de fond. C'est comme si ces journalistes cherchaient, désormais d'instinct, à prendre leur distance vis-à-vis des hommes du pouvoir après avoir si longtemps servi leurs prédécesseurs, à se mettre sur la défensive, essayant de chasser tout soupçon d'allégeance. Mais, ce faisant, ils se préoccupent beaucoup plus du paraître que de l'être. Il en va ainsi de cet entêtement stupide à qualifier de provisoires les tenants du nouveau pouvoir, président et gouvernement, ou encore de cette manie de désigner tout responsable de quelque rang qu'il soit par ses seuls nom et prénom sans jamais prendre la peine de les précéder de "monsieur" ou "madame" comme il est de mise dans les usages du pays et de toute la région, même quand on parle du plus ordinaire des individus, comme si le faire était devenu une marque de collusion ou de connivence. Il en est de même de leur propension à bombarder leurs interlocuteurs parmi les officiels de questions sans leur laisser le temps de répondre ou de dire ce qu'ils ont envie de dire, allant souvent jusqu'à leur couper la parole en plein milieu de phrase contre les règles les plus élémentaires de bienséance, voire même contre les exigences de la simple politesse. Cette maladie infantile de l'information indépendante en démocratie touche jusqu'aux techniciens et aux réalisateurs des journaux télévisés qui ne s'embarrassent pas de couper les séquences vidéo illustrant tel ou tel élément d'information au beau milieu de la déclaration d'un officiel ou d'une conversation de deux ou plusieurs personnalités politiques sans même attendre la fin d'une idée ou d'une phrase... Mais au-delà de ces pratiques trop voyantes qui tiennent plus à l'insolence et au manque de tact qu'à l'indépendance d'esprit et à la liberté d'information et d'expression, prenez n'importe quelle interview d'un homme politique et vous verrez à quel point son auteur manque lui-même d'information, de cette information de fond nécessaire à toute personne qui a pour métier d'informer les autres, mais aussi d'intelligence, de vivacité d'esprit, de sens de la répartie, en un mot des ingrédients élémentaires de l'art du questionnement qui requiert un savoir faire et un savoir tout court sans limite. Qui veut savoir de quoi je parle et mesurer la distance qui reste à parcourir pour nos journalistes dans ce domaine avant d'atteindre le niveau requis n'a qu'à regarder la longue interview du président Marzouki réalisée par un journaliste libanais et diffusée récemment en simultané par la LBC et la première chaîne nationale. J'ai trouvé cette interview particulièrement passionnante, non pas tant par la teneur des réponses de l'interviewé, mais par la qualité des questions, la manière de les poser et toute la stratégie de l'intervieweur. Je n'irai pas jusqu'à mentionner des exemples moins accessibles comme l'excellent Hard talk de la BBC World Service...
Toutefois, détrompez-vous ! Ce n'est pas ce genre de considérations qui préoccupent les détracteurs de la télévision nationale ni même la partialité fictive ou réelle qui marquerait l'attitude des journalistes et le traitement de l'information. Pour s'en assurer, un seul exemple suffit. L'émission d'actualité Hdith Essa'a qui passait tous les jours de la semaine de 19h à 20h. Le concept de l'émission était un concept ouvert et intelligent. Sa matière était variée et souvent pertinente. Son présentateur était toujours bien préparé pour aborder les différents thèmes choisis et dialoguer avec ses invités soigneusement choisis et savamment sélectionnés en fonction des sujets tout en tenant compte de la variété d'obédience et/ou d'appartenance politique qu'il questionnait avec beaucoup de doigté. Il n'hésitait d'ailleurs pas à en rajouter tant il tenait à regarder soigneusement où il mettait les pieds... Or, qu'en est-il advenu ? On a d'abord commencé par chasser l'assistant, Haytham El-Makki, jugé, dit-on, trop hostile à Ennahdha. Personne ou presque n'a bronché. Mais, ce n'était guère suffisant et l'on a fini par avoir la peau de l'émission et de son présentateur principal Elyes El-Gharbi, en dépit de toutes ses qualités, de toutes ses précautions et du succès indéniable de l'émission à l'audimat. Difficile d'imaginer que ce lâchage soit destiné à contrarier Ennahdha. C'est même le contraire qui est le plus vraisemblable ! Comme quoi, la télévision, du moins l'institution et, surtout, sa direction, n'est pas si réfractaire qu'on veut bien le laisser entendre à l'influence du pouvoir islamiste.
Mais, alors, quel est le vrai problème. Quel dessein desservent ces attaques en règle ?
La réponse est claire et toute simple. Le véritable enjeu n'est pas tant le professionnalisme dans le traitement de l'information, sa partialité ou son impartialité ni même l'attitude plus ou moins favorable à l'égard du gouvernement, mais bien le contrôle de ce formidable appareil de propagande qu'est la télévision qui précède de loin en importance celui de la radio ou des journaux qui ne sont certes pas épargnés, mais qui passent au second plan par rapport à la télévision. On a beau affirmer que la bataille de l'information se joue désormais sur la toile (elle-même d'ailleurs loin d'être négligée), il n'en demeure pas moins que la télévision passe de loin devant internet et ses réseaux sociaux dans un pays où l'on est encore loin de compter un pc et encore moins une connexion internet par ménage, y compris dans les grandes agglomérations urbaines, mais où l'on n'est pas loin de parler d'un téléviseur par foyer même dans les milieux les plus démunis et les recoins les plus reculés et les plus éloignés de la civilisation. Les moyens d'information en général et la télévision en particulier n'ont d'équivalent en importance que l'appareil éducatif dans le façonnage des esprits et la formation des opinions (il suffit pour s'en convaincre d'écouter le discours de M. Mourou à l'intention du prédicateur égyptien Ghunîm ainsi que celui des autres personnalités islamistes présentes à cette rencontre mémorable). L'école est en bonne voie d'être complètement domestiquée, la télévision est pratiquement la dernière enceinte qui échappe encore à la mainmise islamiste. Bien sûr, il y a les partis politiques dits "d'opposition laïque". Il y a aussi le mouvement associatif largement séculier. Et il y a enfin les syndicats. Les premiers ont déjà montré toutes leurs limites. Le second est certes déjà mieux doté, mieux organisé et implanté et du coup plus coriace. Mais il perdrait beaucoup de sa vigueur et de son efficacité s'il était privé de l'une de ses principales tribunes sinon la principale. Quant aux syndicats, il ne saurait être question de s'y attaquer sérieusement tant qu'on n'aura pas neutralisé les deux premiers. A ce titre, les dernières escarmouches ne doivent être perçues tout au plus que comme de simples ballons d'essais si elles ne sont pas simplement le fait de quelques éléments incontrôlés. M. Ghannouchi et ses amis sont trop avisés pour courir deux gros lièvres à la fois. Mais on ne perd rien pour attendre.
C'est pour ces raisons que la bataille en cours est, déjà, une première bataille décisive bien plus importante que celles du niqâb, de la présidence des commissions de l'assemblée constituante ou du ma'dhûn charaîque et du mariage coutumier toutes réunies.
EDIT : Lyes El-Gharbi a refait son apparition sur le petit écran avec son émission Hdith Essa'a. Mes soupçons d'une éviction sous l'influence directe ou indirecte d'Ennahdha seraient donc infondés. Si c'est le cas, mea culpa. En tout cas, la devise qui sert de sous-titre à ce blog n'est pas là seulement pour la forme. Néanmoins, je ne pense pas que cette erreur d'interprétation soit suffisante pour invalider mon analyse. Seuls les événements à venir peuvent éventuellement le faire. Sincèrement, j'en doute. Mais si cela devait arriver par bonheur, je serais le premier à le reconnaître en gros caractères et à m'en réjouir.
Edit 2 : On sait depuis que le mea culpa n'était malheureusement guère justifié, puisque l'émission a tenu encore deux mois de plus avant d'être supprimée de la grille. Celle qui l'a remplacée et son animatrice n'ont pas eu plus de chances. Elles n'auront résisté que quelques mois avant de subir le même sort

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