Ce texte est dédié à un ami cher qui se reconnaîtra.
C'est la réplique d'un lecteur avisé (apparemment plus avisé que moi en tout cas) à un commentaire que j'avais posté en réaction à un
article d'un blogueur connu et respecté que j'ai été amené à rompre mon silence pour écrire le présent article. Si je n'écris plus beaucoup dans ce blog, c'est que j'ai l'impression qu'en le faisant, je cours un risque élevé de me répéter et que je n'aime pas trop ressasser les mêmes positions et les mêmes idées (d'où mon manque de réaction à l'appel du premier ministre sortant par exemple). Je sais qu'il n'est pas très intelligent de céder à la provocation pour se retrouver à enfoncer des portes ouvertes (par soi-même) sans parler des risques collatéraux comme celui de voir grossir la liste de ses ennemis ou de se retrouver sur une liste noire de personnes à éliminer. Mais tant pis !
Tout le monde est au courant de la déclaration de M. Chourou en séance plénière de l'assemblée constituante qui a soulevé un tollé général et a suscité le flot habituel de protestations d'un côté et d'explications et de justifications de l'autre. Pour ceux qui ne le connaissent pas, M. Chourou est un cadre d'Ennahdha qui a tiré vingt ans de prison sous le régime déchu et qui a retrouvé la liberté à la faveur des événements de l'hiver passé. Dans la déclaration en question, il a cité des versets coraniques pour indiquer le traitement qui doit être réservé à ceux qui organisent des grèves, des
sit-in ou bloquent des routes à l'appui de leurs revendications. Or, ce qui est remarquable dans les réactions de tout bord, des adversaires comme des amis, c'est que les uns comme les autres se sont entendus pour évoquer des considérations de...contexte, les uns reprochant à l'auteur de cette malheureuse intervention d'avoir repris une citation du Coran "sortie de son contexte", les autres reprochant au contraire aux premiers d'avoir pris a parti le pauvre homme pour un discours "sorti de son contexte" !
Mais voyons d'abord ce que disent les versets en question ! Il s'agit des versets 33 et 34 du chapitre V (Sourate de la Table). En voici d'abord le texte original :
إِنَّمَا جَزَاء الَّذِينَ يُحَارِبُونَ اللّهَ وَرَسُولَهُ وَيَسْعَوْنَ فِي الأَرْضِ فَسَادًا أَن يُقَتَّلُواْ أَوْ يُصَلَّبُواْ أَوْ تُقَطَّعَ أَيْدِيهِمْ وَأَرْجُلُهُم مِّنْ خِلافٍ أَوْ يُنفَوْاْ مِنَ الأَرْضِ ذَلِكَ لَهُمْ خِزْيٌ فِي الدُّنْيَا وَلَهُمْ فِي الآخِرَةِ عَذَابٌ عَظِيمٌ (33) إِلاَّ الَّذِينَ تَابُواْ مِن قَبْلِ أَن تَقْدِرُواْ عَلَيْهِمْ فَاعْلَمُواْ أَنَّ اللّهَ غَفُورٌ رَّحِيمٌ (34)
Et voici la traduction française dans la version de Kazimirski (il donne une numérotation différente des versets, probablement parce qu'il en est ainsi dans l'édition utilisée dans sa traduction) :
37.Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son Apôtre, et qui emploient toutes leurs forces à commettre des désordres sur la terre : vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix ; vous leur couperez les mains et les pieds alternés ; ils seront chassés de leur pays. L'ignominie les couvrira dans ce monde, et un châtiment cruel dans l'autre.
38. Sauf ceux qui se seront repentis avant que vous les ayez vaincus ; car sachez que Dieu est indulgent et miséricordieux.
Pour comparaison, voici la traduction de Muhammad Hamidullah dans sa version "révisée" publiée par le Complexe du Roi Fahd pour l'Impression du Saint Coran :
33.La récompense de ceux qui font la guerre contre Allah et Son messager, et qui s'efforcent de semer la corruption sur la terre, c'est qu'ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupées leurs mains et leurs jambes opposées, ou qu'ils soient expulsés du pays. Ce sera pour eux l'ignominie ici-bas ; et dans l'au-delà, il y aura pour eux un énorme châtiment.
34. excepté ceux qui se sont repentis avant de tomber en votre pouvoir : sachez qu'alors, Allah est Pardonneur et Miséricordieux.
Ces deux traductions l'une par un orientaliste renommé et respecté, l'autre par un musulman érudit, publiée qui plus est par une institution officielle, ne sont données ici qu'à titre indicatif pour les lecteurs non arabophones. Comme toutes les traductions en général et
a fortiori celles du Coran (comme en témoignent leurs différences), elles ne manquent pas de poser un certain nombre de problèmes dont certains ne sont que le prolongement des problèmes d'interprétation du texte dans sa version originale qui se sont posés aux exégètes arabes musulmans et qui sont reflétés dans leurs commentaires comme on le verra dans un moment. Contentons-nous de signaler que les deux traductions ne font ressortir le caractère violent des peines prescrites que partiellement, les verbes décrivant ces peines dans le texte d'origine (
يُقَتَّلُواْ أَوْ يُصَلَّبُواْ أَوْ تُقَطَّعَ) étant construits suivant une forme emphatique qui indique l'intensité par le doublement de la consonne du milieu (فعّل) et qui n'a pas d'équivalent en français (une forme analogue est utilisée pour les adjectifs qui consiste à employer le suffixe
-issime et qui est plus courante en espagnol et en italien). Ainsi, qa
ttala, sa
llaba, qa
tta'a sont des formes renforcées de qatala, salaba, qata'a qui ne peuvent être fidèlement traduites par tuer, crucifier, couper, même si ses verbes et les actions qu'ils désignent sont déjà suffisamment violents et spectaculaires. D'ailleurs, il existe différentes solutions pour rendre le degré d'intensité conféré aux actions désignées par ces formes verbales et dont l'effet sémantique est plus qu'une simple nuance (une solution possible pour obtenir une traduction plus fidèle consisterait à traduire le premier verbe par le verbe
massacrer, le troisième par
découper ou
couper en pièces et d'ajouter au second une locution comme
sans merci...).
Comme indiqué plus haut, toute la polémique soulevée par l'intervention de M. Chourou a réduit le débat à une question de contexte. Pour répondre aux amis du député d'Ennahdha qui l'ont défendu en arguant du fait que ses propos ont été sortis de leur contexte, il suffit de reproduire les propres paroles de l'auteur telles que prononcées à l'assemblée
Pour qui comprend l'arabe, ces paroles ne laissent pas le moindre doute sur leur signification ni sur l'intention de leur auteur en citant les versets du chapitre V. Toute ambigüité possible est d'ailleurs levée par ce même auteur qui persiste et signe 24 heures plus tard dans une déclaration sans équivoque à une chaîne radio de la place (Je dois tous ces documents à l'article sus-mentionné de
Boukornine. Malheureusement, je n'arrive pas à poster le fichier audio de l'échange sur Mosaïque FM ; je me contente donc de reproduire le lien fourni par
Boukornine en espérant qu'il ne deviendra pas un lien mort rapidement.)*.
Le propos est clair. Les groupes qu'il a énumérés sont des criminels qui méritent d'être punis et la forme de la punition a été décrétée par Dieu lui-même dans les versets cités qu'on se doit d'appliquer. En le faisant, on ne ferait qu'exécuter la volonté d'Allah.
Ceux qui ont voulu récuser ces paroles ont cru bon eux aussi d'utiliser l'argument du contexte selon lequel tout le tort de M. Chourou réside dans l'invocation d'un texte coranique extirpé de son contexte pour l'appliquer à un contexte différent. Cette polémique autour du contexte remonte à l'éternel débat sur l'historicité du texte coranique et dans quelle mesure il s'agit d'un texte atemporel (valide pour toute époque et en toute circonstance non seulement dans son esprit, mais également dans sa lettre). Question dont tous ceux qui se sont efforcé de s'opposer au discours islamiste "de l'intérieur" ont fait leur cheval de bataille. Comme il n'est pas du tout dans mon intention d'apporter ma part à ce débat et encore moins ma prétention d'essayer de le trancher ni n'est-ce le but du présent article, je me contenterai d'indiquer que la nature supra-humaine du discours en question telle qu'impliquée par la teneur même de l'énoncé ainsi que par les modalités et les circonstances de sa constitution en texte (c'est à dire par son histoire) suffit, au moins, pour justifier le refus de la part de tout croyant d'accepter ou même de tolérer une approche historiciste. En termes simples, si le Coran se dit lui-même être la parole de Dieu qui s'adresse à tous les peuples et à toutes les époques et s'il a été constitué en texte (à travers tout le processus de collecte et de codification) en tant que tel et en tant que "constitution sacrée" pour tous les musulmans, il va de soi pour quiconque adhère à cette religion de ne pas admettre qu'on vienne lui raconter que l’interdiction de l'usure ou la permission de la polygamie étaient valables, éventuellement compréhensibles et peut-être même justifiées en terre de Hijaz au septième siècle ap. J.C., mais plus d'actualité en Tunisie ou en Egypte en 2012. J'ajouterai que c'est le propre de tout texte en général et des textes qui relèvent du credo ou sont traités en tant que tels (il en va des œuvres philosophiques et politiques et mêmes économiques d'un Karl Marx comme des livres dits révélés) d'être récupérables et manipulables à volonté. Il en est d'autant plus ainsi lorsque le texte en question use de différentes modalités discursives alternant le général et le spécifique, l'allusion et la mention explicite, passant sans transition de l'allégorie à la formule prescriptive... et que ce texte ne s'embarrasse pas de la multiplicité des positions sur une même question ni même des énoncés clairement contradictoires (à ce titre, les quelques six mille versets du Coran me sont toujours apparus comme une sorte d'immense étalage où tout un chacun peut trouver son bonheur : les végétariens, les carnivores, les diabétiques, les adeptes de régimes minceur ou sans sel... Chacun peut y trouver l'article qui lui convient le mieux et correspond à sa condition et à ses besoins, pourvu qu'il sache chercher.). De plus, il ne faut jamais oublier la notion de "légifération par l'exemple" chère aux
fuqahâ'. Si Allah a ordonné à son prophète d'épouser la femme de son fils adoptif Zayd, c'était en vue d'interdire l'adoption en général en toute contrée et à toute époque et non pas pour régler ce cas particulier ou pour satisfaire une lubie du premier cité... Du coup, le recours à l'argument du contexte dans le sens historique du terme pour invalider l'extrapolation impliquée par la citation de M. Chourou perd beaucoup de son efficacité si l'on prétend ne pas dépasser le cadre du dogme et de la loi islamiques.
D'ailleurs, une simple recherche montre combien il est vain d'essayer de cerner ce fameux contexte. En parcourant le long commentaire consacré par un auteur respecté et non controversé pour la majorité des musulmans comme Ibn Kathîr dans son
Tafsîr, on apprend que ces versets ont été révélés à l'occasion des exactions commises par un groupe d'hommes qui étaient venus à Médine déclarer leur conversion à l'Islam au Prophète. Ce dernier, les voyant manifestement affectés par un mal étrange, leur suggéra de se soigner en buvant l'urine (sic) et le lait des bêtes provenant de l'aumône et confiées à la garde de l'un de ses esclaves, ce qu'ils firent et guérirent de leur maladie. Alors, ils tuèrent le berger d'une manière affreuse, prirent possession du troupeau et repartirent vers leur tribu. Une expédition fut, alors, dépêchée à leur poursuite et ils furent châtiés à peu près dans les termes décrits dans le verset 33 de la sourate la Table. Les nombreuses relations rapportées par Ibn Kathîr montrent un certain nombre d'incertitudes relatives au moment exact de la révélation (était-ce avant ou après l'application du châtiment), à son but (si c'était pour indiquer le châtiment à appliquer en la circonstance, pour confirmer
a posteriori la validité de la décision prise par le prophète ou encore pour la "corriger" dans la mesure où il aurait également fait crever les yeux des coupables) ainsi qu'au fait de savoir si les peines énumérées devaient être appliquées toutes à la fois ou bien telle ou telle d'entre elles selon le délit commis (comme il s'agit dans le cas concerné de plusieurs délits à la fois, le vol, l'assassinat, le fait de semer la terreur et éventuellement l'apostasie).... D'autres questions dont l'importance n'est pas moindre ne sont pas directement évoquées dans le commentaire d'Ibn Kathîr, mais seulement suggérées par ses explications. Il en est ainsi notamment du sens de l'opposition à Dieu et à son Messager désignée dans le texte d'origine par
محاربة et qui est traduite chez Kasimirski par "combattent" et par Hamidullah par "font la guerre". Le récit des faits tel que rapporté par les différentes sources citées par le commentateur n'indique rien de tel. Ce récit dans ses différentes versions fait état d'un crime atroce (l'assassinat du berger), d'un délit tout à fait banal (le vol du bétail), éventuellement d'autres méfaits somme toute mineurs, mais aucune de ses versions ne mentionne une action organisée et pensée comme une opposition à Dieu ou au prophète, sans parler de les "combattre" ou de leur faire la guerre. D'ailleurs, il n'est même pas certain que les fautifs aient décidé de renier leur adhésion à l'Islam. Ibn Kathîr qui ne pouvait pas ignorer un tel problème s'empresse dès le début de son commentaire d'indiquer que
المحاربة signifie
المضادة والمخالفة, c'est-à-dire l'opposition à Dieu et au Prophète, voire simplement la divergence, et d'ajouter qu'elle peut inclure l'hérésie, le banditisme de grands chemins et le fait de terroriser les passants. Il en est de même pour
يسعون في الأرض فسادا qui est expliqué comme une notion englobant différents méfaits y compris la corruption (là en encore, on retrouve l'écho de cette hésitation jusque dans la traduction toute officielle de Hamidullah)... Quoi qu'il en soit, l'explication offerte par le grand exégète du Coran par le biais de la relation de la circonstance présumée de la révélation ne laisse pas de dérouter le lecteur incrédule qui ne reprendrait pas à son compte la célèbre déclaration d'umar Iban Al-khattâb : "Dieu, il n'est d'autre choix que d'opter pour la foi des vieillards !".
Voilà, en effet une histoire sans queue ni tête aux éléments tout à fait décousus sans la moindre cohérence logique entre ses différents éléments constitutifs. En effet, on a d'abord du mal à concevoir la vraisemblance du comportement de cette bande de voyous qui sont si bien reçus par le prophète, bien traités au point d'être soulagés du mal méchant qui les affligeait et qui ne trouvent rien de mieux que de "mordre la main qui leur a été tendue" de la pire des façons, contrairement aux coutumes et aux règles morales bien connues parmi les arabes de l'époque, indépendamment des convictions religieuses, comme l'attestent des récits innombrables. On a encore plus de mal à s'expliquer la violence inouïe du châtiment prescrit dans le verset et infligé par le prophète aux fautifs selon les récits (digne des épisodes les plus noirs et des chefs les plus sanguinaires des dynasties ultérieures) et qui contraste fortement avec les faits et traits notoires de modération et de magnanimité qui ont toujours caractérisé le prophète de l'islam tels que rapportés par la tradition, même quand il y avait de quoi justifier une attitude plus sévère, de sorte que, de deux choses l'une. Soit la prétendue circonstance en question a été fabriquée de toutes pièces, ce qui n'est guère invraisemblable en dépit de la multitude des versions du même récit et les chaînes de transmission invoquées, quand on tient compte de toute la problématique qui entoure toute l'historiographie arabo-musulmane. Soit le récit en question est incomplet. Il ne nous informerait que d'une partie de la vérité, l'autre partie qui aurait été occultée l'aurait été à dessein pour des raisons qu'on ignore ou involontairement par simple fait d'ignorance, d'oubli ou d'imprécision....
Moralité, la bataille du contexte est une bataille pour le moins incertaine sinon totalement vaine et en tout cas perdue d'avance. Au mieux, le contexte est trop incertain pour faire foi. Au pire, si l'on prend les explications de l'exégèse coranique pour de l'argent comptant, il justifierait la position de M. Chourou dans la mesure où il ferait de l'application de sanctions disproportionnées par rapport à la gravité des faits sanctionnés une pratique tout à fait valide confirmée non seulement par le texte sacré mais également par... l'histoire à travers la tradition du messager de Dieu.
à suivre
__________________________________
* : Ma crainte s'est malheureusement avérée justifiée puisque le lien en question a bel et bien disparu et pas moyen d'en retrouver la trace. La conversation date du 24 janvier 2012.